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se souvient qu’il a des doigts de fée et qu’il ne tient qu’à lui de se faire fabricant : « Peu de villes, peu de villages qui n’aient leur poule aux œufs d’or. » Personne n’est à son avis plus ingénieux que nos paysans à se procurer des ressources subsidiaires et à boucher les trous de leur budget. « Le Protée de la fable, dit-elle, n’était pas plus prompt à se transformer ; aujourd’hui agriculteur, demain ouvrier, en telle saison il manie adroitement la serpette, en telle autre le tour du tourneur. Pas un de ces paysans dignes de Millet, lourds d’aspect, en blouse et en sabots, qui ne soit passé maître en une douzaine de métiers… De quelque côté que l’on se tourne, dit-elle encore, on a la preuve d’une patience et d’un esprit d’entreprise inimaginables. Des portions de lande communale sont de temps à autre concédées à des paysans, à la condition de les mettre en culture. D’énormes blocs de rochers ont été démolis, et parmi leurs décombres mis en tas, j’ai vu fleurir des miniatures de potagers, de champs et de vergers. Le paysan français n’est pas seulement un Protée : il y a en lui du Paracelse, il transmue en or les matières les plus ingrates. » Young disait déjà en son temps : « Laissez-le faire, il changera les déserts en jardins. »

Grands et petits fermiers, métayers, ouvriers de campagne, tous les cultivateurs du sol français intéressent miss Betham ; mais ses favoris sont les paysans propriétaires, qui ont un champ ou un morceau de vignes, un potager, une maison, que souvent ils ont bâtie de leurs mains, et qui peuvent dire comme un des fous de Shakespeare : « C’est peu de chose, mais c’est à moi : ‘Tis a poor thing, but ‘tis my own. » Ils ont été le principal objet de son enquête, et rien ne l’a plus frappée que le changement qui s’est opéré depuis peu dans leurs habitudes, leurs procédés de culture, leur mobilier, leur régime, leurs récoltes, et plus encore dans leurs sentimens, dans l’idée qu’ils ont d’eux-mêmes et de la place qu’ils occupent dans la société.

Miss Betham a trop étudié l’histoire pour s’imaginer que c’est la Révolution française qui a créé la classe des paysans possesseurs d’un champ et d’une maison. Elle sait que pendant tout le XVIIIe siècle, les paysans avaient acquis de la terre, qu’ils employaient à cela leurs très modestes épargnes, que le nombre des petites propriétés rurales allait toujours croissant, qu’au témoignage d’Arthur Young elles formaient peut-être le tiers du royaume. La Révolution n’a été, dans la vérité des choses, qu’une évolution naturelle, précipitée par des catastrophes ; n’y a-t-il pas des orages qui hâtent la fécondation des germes ? Dans tous les temps, le Français fut de tous les peuples celui qui aimait le plus passionnément la terre, et l’amour n’est pas de l’amour quand il ne remplit pas la vie et le cœur. On ne peut s’occuper d’autre chose, c’est l’obsession d’un esprit malin, une fièvre, une folie. Ce n’est pas, à ce que je pense, pour en jouir que le paysan français aime tant la terre ; en règle générale, il n’est pas plus épicurien que mystique. Mais quoiqu’il