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de tout le mal. En effet, ils ont accru le désarroi et troublé les règles du jeu classique. La plupart d’entre eux y apportaient sinon « l’esprit nouveau », sur lequel il est si difficile de s’entendre, du moins des esprits nouveaux, divisés entre eux par les conceptions politiques les plus dissemblables, reliés par un besoin commun d’indépendance et de rénovation. Leur inexpérience n’avait d’égale que leur bonne volonté. Jamais on n’offrit au Moloch parlementaire un plus bel holocauste de généreuses espérances, de sincérité, de passion réformatrice. Chambre ingouvernable ! augurèrent aussitôt les traditionalistes. Que faire de ces recrues inquiètes, peu respectueuses du système, éprises d’un idéal personnel différant avec chacune d’elles, déterminées à soumettre chaque problème au libre examen ? Révoltées d’abord, découragées ensuite par une procédure qui paralysait ou faisait tourner à mal leurs meilleures intentions, elles allaient de l’anarchie à l’abattement. Vaincus par la fatalité du milieu, bon nombre des nouveaux se sont insensiblement fondus dans les vieilles troupes. Les couloirs ont fait sur eux leur travail irrésistible de nivellement ; combien de galets sont déjà arrondis ! Ceux qui s’obstinent dans l’indiscipline encourent le jugement redoutable que portent volontiers les vieux grenadiers des centres : « Ce n’est pas un bon esprit. » Quand un vétéran a dit d’un jeune collègue : Ce n’est pas un bon esprit, — vous êtes fixé. Cela signifie que ce réfractaire est incurablement indépendant, incapable de se soumettre au perinde ac cadaver d’un bon service ministériel ou d’une habile opposition anti-ministérielle. Blâmer un législateur parce qu’il ne se résout point à abdiquer ses sentimens, ses scrupules, sa raison, c’est sévère ; mais je reconnais que ces nobles dispositions ont contribué à affoler la balance parlementaire ; elle a d’autres exigences.

Ajouterai-je que l’on n’a pas su gouverner et grouper ces forces éparses ? Ce serait développer un thème d’où les journaux ont tiré tout ce qu’il pouvait rendre. Et je ne suis pas certain qu’il soit facile à justifier, ni qu’il ait été inventé pour notre usage. Cet art que l’on dit perdu ne brillait pas davantage dans le gouvernement des assemblées précédentes ; si les partis s’y groupaient plus correctement, c’était d’eux-mêmes, sous l’influence de préjugés qui meurent, d’étiquettes qui s’effacent, d’appétits qui sont satisfaits, de passions qui tombent ou changent d’objets.

La Chambre actuelle doit les traits les plus caractéristiques de sa physionomie à la formation d’un nouveau parti parlementaire, le parti socialiste. Du point de vue de l’art, c’est une admirable opposition. L’observateur impartial a pu croire, à certains jours, que nos collègues socialistes menaient la Chambre. Leur pesée est constante, violente : on la subit en s’indignant, mais on la