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trois jours, un chaos si lamentable, que la révolte du bon sens retenait les mains des plus zélés, quand on nous proposa de voter sur l’ensemble : on attendait d’un accord tacite la motion qui renverrait ce produit tératologique à la commission, c’est-à-dire aux calendes. Il en eût été de même pour la loi sur les menées anarchistes, sans la pression impérieuse des circonstances ; ce n’est un secret pour personne que la majorité l’a mise au monde avec répugnance, comme ces enfans mal constitués dont la naissance n’apporte qu’opprobre et affliction à leurs parens.

Un député considérable, homme d’esprit et d’expérience, m’enseigna un jour comment nous devons nous consoler de nos avortemens répétés. — « De quoi vous plaignez-vous ? disait-il. Il faut qu’il y ait une Chambre, et qui légifère. C’est un jeu dangereux ; il y a peu de bonnes lois, et l’on est peu capable ici de les faire. La Chambre s’y essaie, elle reconnaît son impuissance, elle détruit son propre ouvrage. Pendant ce temps elle n’a pas fait de mal, et le monde a continué de tourner sans qu’on le dérangeât sensiblement. Les quelques lois nécessaires se font d’elles-mêmes, par la collaboration lente des mœurs et de la magistrature, qui établit une jurisprudence. Tout est donc pour le mieux. » — C’était à peu près comme s’il eût dit : « Il faut que les enfans s’amusent sans rien casser ; laissez-les pétrir un bonhomme de neige sur la route et le démolir : il fondra, le chemin redeviendra libre ; félicitons-nous qu’ils aient choisi un divertissement inoffensif. » — Mais ce sont là propos de couloirs, de ceux où éclate une sagesse qu’on n’oserait jamais porter à la tribune.

Le débutant subit au Parlement une torture d’esprit que j’ai vue partagée par beaucoup de mes nouveaux collègues. Une question ne s’y présente jamais simplement ; on n’a jamais la possibilité de donner la solution franche, directe, que l’on donnerait partout ailleurs, dans la vie courante. C’est l’effet des préoccupations de politique pure, et aussi des chinoiseries d’un règlement qui contraint l’idée la plus simple à un manège sournois et compliqué. Sur cet échiquier, toutes les pièces ont la marche du cavalier : elles avancent de biais, par sauts tortueux. Ici encore il faut revenir à la comparaison du théâtre. On nous répète chaque jour, et l’événement nous prouve, que l’imagination dramatique la plus richement douée échoue à la scène, si elle ignore les vieilles conventions de l’art théâtral ou si elle refuse de les subir. De même la tradition parlementaire enveloppe et déforme notre initiative dans un réseau de conventions où noire intention première devient vite méconnaissable. Les questions se posent de telle façon qu’on est acculé à un choix entre deux solutions également antipathiques. On en préférerait une troisième : elle est repoussée, ou le