Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 125.djvu/153

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

probablement suggéré l’idée, l’artiste a placé à la fois vers le centre sa plus vive clarté et son intensité la plus forte, et, opposant ainsi au blanc lumineux du fond le costume franchement noir du chambellan de la reine, il a donné comme le diapason des deux notes extrêmes de son œuvre, afin de mieux montrer la voie moyenne où, sans dévier, il entendait se maintenir. Au premier plan, en pleine lumière, isolée entre les gracieuses figures des demoiselles d’honneur, la petite infante reste bien l’objet principal du tableau, désignée à notre attention par les colorations plus claires et plus vives. Elle paraît un peu plus âgée que dans le portrait du Louvre ; elle a cependant à peu près la même expression. De part et d’autre de cette petite figure, les valeurs comme les nuances vont en se rapprochant et s’atténuant ; elles gardent pourtant leur franchise, le ton local étant toujours respecté. On ne saurait imaginer le charme de ces gris variés, jaunes ou verdâtres, l’harmonie franche et délicate qu’ils composent, la finesse qu’ils tirent de leur rapprochement ou d’oppositions qui les font valoir. Que de sujets d’admiration aussi dans la répartition de la lumière, dans la façon dont elle se comporte suivant la nature des divers objets qui la reçoivent ou la reflètent ! Que dire encore de ce travail de la pâte, maniée si habilement et à si peu de frais ? De près, on reste confondu de la simplicité, de la franchise, de la liberté de ce travail ; éloignez-vous un peu : tout s’accorde, s’équilibre et s’anime ! Quelle fête pour les yeux, que d’émerveillemens pour un peintre et quelle judicieuse entente de toutes les ressources de son art mises ainsi par Velazquez au service de l’expression ! Avec un sujet si insignifiant, on reste étonné de tout ce qu’il suggère, de tant d’acceptions de la vie si diverses, qu’il réunit et caractérise avec une prodigieuse pénétration. Que de types amusans ou significatifs, depuis ce gros chien impassible, dormant à moitié, sachant bien, le brave animal, qu’il faut sans impatience subir les caprices de ce petit monde auquel il sert de jouet ; jusqu’à ces belles jeunes filles auxquelles les deux avortons qui les avoisinent servent de repoussoirs ; jusqu’à cette petite infante, vraie poupée royale, raide et sanglée dans sa gaine ; jusqu’à l’artiste lui-même, ce beau et noble cavalier, qui modestement se tient à l’écart et seul travaille parmi ces désœuvrés. Tout cela, n’est-ce pas, en même temps qu’un excellent morceau de peinture, la plus fidèle image et comme un résumé de l’Espagne à ce moment curieux de son histoire, avec ses types variés, les plus beaux comme les plus étranges, avec ce mélange de luxe et de grossièreté, de familiarité et de raideur, dont, en un pays qui semble avoir si peu changé, on croit encore retrouver à chaque pas la trace persistante ?