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vigoureusement sur les murailles blanches d’un corridor exhaussé de quelques marches au-dessus de la salle dans laquelle sont réunis tous ces personnages. Avec ces élémens ingrats, très habilement groupés, le peintre a su composer un ensemble admirable. Ce n’est pas qu’il ait mis en œuvre toutes les ressources de contrastes qu’aurait pu lui fournir un effet de lumière. Ainsi qu’il avait fait pour les Fileuses, la scène ici n’est éclairée que par un jour égal et diffus. Les colorations n’ont rien, non plus, de la richesse de ce tableau des Fileuses, ni surtout de celui des Lances. Elles sont, au contraire, sobres, amorties, discrètes, avec de grands repos d’un ton neutre, des gris écrus, à peine rehaussés par le rouge de la veste de Pertusato et le costume verdâtre de la naine, auquel fait écho la jupe vert sombre d’une des demoiselles d’honneur. Çà et là, quelques lisérés, plus clairs ou plus foncés, quelques rubans rouges ou roses pour réveiller un peu ces nuances effacées qui laissent dominer tout l’éclat des carnations. La touche elle-même est peu apparente ; très large et très libre, contenue cependant et subordonnée à l’aspect général. Mais quel art dans la construction du tableau, dans l’arabesque des lignes, dans le groupement des personnages, dans ces grands espaces tranquilles ménagés autour d’eux, et surtout dans cette observation si exacte des plans où ils se trouvent et des distances qui les séparent entre eux. Vérifiez à ce point de vue le tableau, dans son ensemble comme dans ses moindres détails ; partout l’air circule, enveloppe les objets, assigne à chacun sa vraie place et son relief véritable. Pas de saillies excessives ; pas de vides non motivés. La touche appropriée à la substance des choses, et atténuée avec leur éloignement graduel, concourt à l’illusion. Partout une satisfaction complète pour l’esprit comme pour le regard. Faites porter un pareil examen sur les toiles avoisinantes, sur les meilleures des plus grands maîtres, dans cette galerie toute remplie de chefs-d’œuvre, vous n’en trouverez pas une qui résiste ainsi à cette analyse : chez les autres, des heurts, des conflits, des à-peu-près, des indécisions ; chez Velazquez, au contraire, des solutions d’une justesse absolue, obtenues avec une aisance et une simplicité qui confondent, sans même laisser soupçonner les difficultés du problème. Et dire que, tel qu’il est, ce tableau, après avoir souffert de l’incendie de l’Alcazar en 1734, a encore subi l’épreuve d’une restauration et que, éclairé par une lumière trop verticale, il gagnerait certainement à être un peu incliné[1] !

Par un artifice ingénieux dont la réalité lui avait

  1. M. Madrazo, le peintre bien connu, dont nous déplorons la perte récente, nous disait qu’ayant pu voir ce tableau des Meninas placé dans les ateliers du musée, il y produisait une impression bien supérieure encore.