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À la vérité, Mrs Ward Howe ne diffère pas de nous par le point de vue autant que le font nombre de ses compatriotes ; elle se ressent d’un séjour prolongé en France, de ses relations avec des Français éminens ; et elle rappelle tout cela dans notre langue, qu’elle possède à merveille. L’étude et la réflexion lui ont laissé une spontanéité toute juvénile, assaisonnée d’un grain de malice. Il serait difficile d’avoir plus d’esprit. J’aurais voulu l’amener à parler d’elle-même, mais je n’y réussis que fort peu. C’est par d’autres que j’ai su combien ses débuts littéraires avaient été contrariés. Son père, un père de l’ancienne école, ne permettait pas aux filles de se singulariser ; elle ne commença de fait que plusieurs années après son mariage l’œuvre écrite et parlée qu’elle poursuit encore. Julia Ward avait épousé le docteur Howe, l’homme qui fit faire le plus de progrès à l’éducation des sourds-muets, qui développa des dons si extraordinaires chez la fameuse Laura Bridgeman, sourde, muette et aveugle. Laura Bridgeman a maintenant une rivale, Helen Keller, instruite par les mêmes méthodes. Le docteur Howe s’attacha avec un zèle égal à tirer parti de la plus faible lueur de compréhension chez les idiots. On m’a raconté que, faute de temps dans la journée, il leur faisait une classe nocturne, sous prétexte que pour leurs pauvres cervelles l’heure n’existait pas : de sa propre fatigue il ne tenait aucun compte. Jusqu’au bout il accomplit, à force de zèle scientifique et humanitaire, de véritables miracles. Mrs Howe, pendant ce temps, dirigeait après Margaret Fuller, avec la même ardeur et la même discrétion, le mouvement des femmes. On pourrait dire d’elle ce qui a été dit de sa devancière et amie, qu’elle n’a jamais donné dans aucun excès, qu’elle n’a jamais considéré la femme comme l’antagoniste ou la rivale de l’homme, mais comme son complément, persuadée que les progrès de l’un sont inséparables du développement de l’autre.

Je l’entendis un matin parler, en chrétienne convaincue quoique indépendante, à l’église unitaire. En Amérique il n’est pas rare que les femmes prêchent ; on compte des centaines de pasteurs féminins ; c’est surtout dans l’Ouest qu’elles exercent leur ministère et les paroisses de ces dames ne sont pas, paraît-il, les moins bien administrées. À Boston même, où le soin officiel des âmes est tout entier entre les mains des hommes, les femmes sont admises à une certaine collaboration dans quelques églises ou du moins dans leur crypte. La crypte où Mrs Howe, de sa voix argentine et pénétrante, nous entretint éloquemment de choses divines et pratiques à la fois, était celle de l’église des Disciples. Elle parla sur la religion personnelle, démontrant