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ne rencontrer aucune sécurité pour un commerce devenu si important qu’ils ne peuvent plus le laisser sans garanties. Aussi demandent-ils des réformes, mais la Chine les refuse. Ils ont proposé aussi quelquefois de se charger à leurs frais de travaux d’utilité générale, par exemple de l’établissement d’un chemin de Tchemulpo à Séoul : la Chine y a mis son veto. Le Japon estime que cette situation ne peut pas durer, que la Chine doit renoncer à sa suzeraineté, que la Corée doit devenir indépendante et entrer de gré ou de force dans la voie du progrès. S’il borne là ses prétentions, on ne peut que souhaiter le succès de ses efforts, car tout le monde en profitera ; mais s’il cherche à prendre pied en Corée et à commencer à son profit le partage du pays, d’autres copartageans apparaîtront aussitôt et les événemens prendront fatalement une tournure nouvelle. On n’en est pas encore là, et sans doute même on en est loin. L’Extrême-Orient n’est pas un pays où les événemens se précipitent, et jusqu’ici même il est impossible de reconnaître dans quel sens ils marchent. On sait seulement que les hostilités ont commencé.


En Danemark, M. Estrup a donné sa démission. Cette nouvelle laissera le public européen indifférent, car elle n’intéresse directement que les Danois : cependant elle n’a pas passé inaperçue, tant la physionomie de M. Estrup a paru originale et digne d’attention. M. Estrup a été premier ministre pendant dix-sept années consécutives, et, depuis plus de douze ans il était en conflit avec la Chambre des députés ou Folkething, qui refusait obstinément de voter le budget. Le Folkething est élu par le suffrage universel : il est composé d’hommes en général éclairés, appartenant en majorité au parti radical, nullement révolutionnaires pourtant, ce qui ne les a pas empêchés d’employer la dernière ressource, l’ultima ratio des assemblées, le refus du budget. M. Estrup, appuyé sur le Landsthing, ou Sénat, et encore plus sur le roi Christian qui n’a pas cessé de le soutenir et qui vient de lui écrire, en acceptant sa démission, une lettre pleine de remercîmens et d’éloges ; M. Estrup a gouverné sans se préoccuper de l’opposition de la Chambre, il a prélevé tranquillement les impôts votés par le Sénat et sanctionnés par le roi. On ne trouverait pas un autre exemple d’une pareille situation. Ce qui en fait aussi la singularité, c’est que, de même que le Folkething n’est pas une assemblée révolutionnaire, M. Estrup n’est pas un homme de coup d’État. Il a vécu dans l’illégalité, mais dans le minimum d’illégalité possible, se gardant de toute violence inutile, ménageant les personnes et montrant, le point de départ admis, une modération qui ne s’est jamais démentie. Son attitude a rencontré beaucoup d’admirateurs : il ne faudrait pourtant conseiller à personne de l’imiter. Ce qui a réussi en Danemark, petit pays très sage, très patient et très froid, n’aurait probablement pas ailleurs le même