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poète anglais ne fut aussi lamentable que celle de Thomas Lovell Beddoes, telle que la raconte Mrs Andrew Crosse dans une des livraisons précédentes de la même revue. Car, sans être comparable à Keats, Beddoes était, lui aussi, un poète de génie. Les poèmes qu’il a laissés ont une gravité ironique et bizarre, une pénétrante harmonie, avec de singuliers accens d’amertume contenue. Je ne connais personne dans la poésie anglaise dont les vers se rapprochent davantage de ceux d’Edgar Poe. Voici par exemple, autant qu’est possible une traduction pour des poèmes tout de musique, voici quelques vers à propos d’un banquet : « C’était étrange. Tous parlaient lentement, et à vide. Des choses extraordinaires étaient dites par hasard. Leurs langues proféraient des mots qui n’avaient pas leur vrai sens : il y en eut un qui but à ma mort, voulant dire à ma santé. Et tandis qu’ils parlaient, nous entendions des voix, plus profondes, qui n’étaient à personne. Il y avait là aussi plus d’ombres qu’il n’y avait d’hommes. Et tout l’air, plus sombre et plus épais que la nuit, était lourd comme s’il s’y était mêlé autre chose que des respirations de vivans. »

Poète de race, Beddoes était encore un homme d’une intelligence puissante et variée. Après quelques années d’études, il était devenu si savant dans les sciences naturelles que plusieurs universités d’Allemagne et de Suisse lui avaient offert des chaires de professeur. Il avait appris sans effort l’allemand, l’arabe, l’indostani. Il était peintre, musicien, philosophe, autant que poète. Et avec tout cela sa vie entière n’a été qu’une longue torture, tant était profonde son incapacité à s’intéresser à rien, hommes ni choses, tant lui étaient naturels l’ennui et le découragement.

Il était né en 1823, à Bristol. Son père, le Dr Beddoes, était un physicien très savant, mais, comme lui, d’humeur changeante, et qui avait gaspillé sa science en vaines fantaisies. Le célèbre Davy, qui était son élève, et qui reconnaissait lui devoir beaucoup, raconte qu’à son lit de mort il lui écrivit une lettre désespérée, maudissant la science, l’accusant de l’avoir détourné du repos et du bonheur. La mère de Beddoes était une sœur de miss Edgeworth.

À Oxford déjà, le jeune homme étonnait ses camarades et exaspérait ses maîtres par la hardiesse et la nouveauté de ses poésies. À vingt-deux ans, ses examens passés, il quitta pour toujours l’Angleterre, brusquement dégoûté de son pays, et se rendit en Allemagne, à Gœttingue, pour étudier la médecine. Il écrivait de Gœttingue à un ami, en 1825 :

« Une étude plus approfondie de Gœthe m’a conduit à le placer bien plus bas que je n’avais fait jusque-là. De toute son œuvre, qui tiendrait une trentaine de gros volumes, il n’y en a pas trois qui soient bons. Comme poète, il est inférieur à Byron ; comme romancier, il