Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/882

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pouvait aborder avec plus de confiance la tâche dont il s’était chargé. Cette tache cependant n’était point facile. Non seulement, en effet, le pape ne pouvait lui accorder que de rares et courtes séances, mais ce modèle dont il avait à reproduire les traits était peu avenant, d’une vulgarité et d’une laideur proverbiales. Des sourcils arqués et froncés au-dessus d’un gros nez, une bouche large aux lèvres pincées, un menton naturellement long et prolongé encore par une barbiche grise, ce n’était point là assurément un ensemble fait pour inspirer un peintre. Mais l’artiste s’était mis résolument à l’œuvre, et la hâte même à laquelle il était condamné ne servit qu’à exciter sa verve. Le pape est représenté jusqu’à mi-jambes, en pleine lumière, dans une pose très naturelle, assis dans un fauteuil sur les bras duquel s’appuient ses deux mains, la tête vue presque de face. Le parti adopté pour les colorations n’est pas moins simple : la collerette, les manches et le rochet blancs ; le fauteuil, la tenture, la calotte et le camail rouges ; les chairs fermes et fraîches d’un tempérament robuste, avec des luisans sur le front, le nez et les joues. Innocent X était alors dans sa soixante-seizième année, et, au dire des contemporains, il avait encore la mine, le port et la voix d’un homme dans toute sa force. Autant qu’il est permis d’en juger en le comparant avec le beau buste de l’Algarde, son portrait est d’une ressemblance frappante. Dans la chaleur et l’entrain de l’improvisation, tous les coups ont porté ; mais, ainsi qu’en témoignent des repentirs assez nombreux, le maître, au cours de son travail, ne s’est point refusé d’améliorer son œuvre pour la rendre parfaite. L’exécution est prodigieuse de vie, d’esprit, de sûreté. C’est bien là, ainsi que le remarquait Boschini, la belle manœuvre vénitienne du pinceau, il vero colpo venetian, et, d’autre part, ces rouges si variés, si magnifiques, qui jouent avec les blancs et les gris, et font si bien ressortir les carnations, forment une harmonie d’une distinction et d’une richesse extraordinaires. Et cependant, malgré cette maîtrise, aucune trace de virtuosité. Si excellens que soient les moyens, on n’y songe pas, tant ils sont ici subordonnés à l’expression. « Ce pauvre niais, ce cuistre usé, » ainsi que l’appelle Taine, a tout à fait grand air. En dépit de l’éclat triomphant des rouges qui dominent dans cette toile, c’est la tête qui attire l’attention, et, dans cette tête sanguine, si délicatement, si franchement modelée, c’est le regard de ces yeux gris bleuâtres qui vous retient et vous fascine. Il étincelle sous les sourcils épais, et l’on y sent, avec la clairvoyance de l’homme d’église habitué à scruter les consciences, la perspicacité et l’impassibilité du diplomate, l’autorité du pape investi de la puissance