Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/871

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son talent. Et cependant, combien Velazquez ne lui est-il pas supérieur, par cette exécution aussi aisée qu’élégante, par cette grâce suprême qui prête à la vérité un charme si merveilleux de poésie et à l’imitation la plus fidèle je ne sais quel air de création.

Le sans-gêne absolu avec lequel le maître traitait l’antiquité en donnant ainsi gratuitement lui-même les noms d’Esope et de Menippe à deux simples études, nous l’avions déjà constaté à propos de sa façon de comprendre la mythologie. Il devait garder jusqu’au bout cette indépendance vis-à-vis des traditions. La Vénus couchée, qui appartient à lord Rokeby, n’a rien de commun avec la divinité classique à laquelle les œuvres des maîtres italiens nous ont accoutumés. Etendue sur un lit couvert d’une draperie noire, la déesse est vue de dos, mais son visage se reflète dans le miroir que lui présente un petit Amour agenouillé devant elle. C’est là, à notre connaissance, l’unique étude de femme nue qui eût été exécutée jusqu’alors en Espagne, et c’est probablement sur la demande du roi que Velazquez l’avait peinte ; elle est également une exception dans l’œuvre de l’artiste. Aussi à l’exposition de la Royal Academy où ce tableau figurait en 1890, en avons-nous entendu contester l’authenticité. Sans même parler de la preuve décisive que sa provenance fournit à cet égard[1], la liberté et la franchise si personnelle de la facture suffiraient pleinement à justifier l’attribution à Velazquez. M. Justi remarque à ce propos qu’une pareille nudité n’eût pas été du goût du brave Pacheco, s’il avait encore vécu, lui qui conseillait aux peintres de ne recourir à des modèles féminins que pour le visage et les mains. « Quant au reste, comme il dit, ils pouvaient se servir de plâtres ou de dessins et de gravures de maîtres étrangers. » Pacheco, en prônant cette réserve, ne faisait que se conformer à son rôle officiel de censeur et de gardien légal des règles prescrites. L’Inquisition punissait, en effet, d’excommunication l’auteur de tout tableau lascif, sans préjudice d’une amende de 500 ducats et d’un exil d’une année. Mais même avec l’Inquisition, il était, ce semble, des accommodemens, car Philippe II avait, hors d’Espagne il est vrai, commandé à Titien plus d’un sujet assez risqué, et Philippe IV, tout aussi rigide que son aïeul en matière d’orthodoxie, ne se privait pas d’exposer dans son alcôve les scènes les plus libres : le Jardin d’Amour de Rubens notamment, à côté des Saintes Familles et des autres compositions religieuses qu’il y avait

  1. Cette Vénus au miroir figure sur les inventaires du Palais-Royal de Madrid dès 1686, et l’on peut suivre sa trace jusqu’à son possesseur actuel.