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Philippe IV, à son tour, avait montré la même dépravation dégoût à cet égard. Comme si ce n’était pas assez de toutes les variétés de bêtise, d’orgueil, de bassesse ou de cupidité qu’il pouvait observer parmi ses courtisans, il avait fait recruter pour son palais une véritable collection d’avortons ou de phénomènes. Par un raffinement de cruauté, on faisait boire ces pauvres êtres pour les exciter et les mettre aux prises les uns contre les autres, afin de les rendre plus comiques. C’est comme par une allusion involontaire à ces grossiers instincts d’un souverain qui ne se déridait jamais que Calderon, dans le Médecin de son honneur, a produit sur la scène un roi qui promet à son fou cent écus toutes les fois qu’il le fera rire, sous la réserve que pour chacun des mois où il n’y parviendrait pas on lui arracherait une de ses dents. Ces êtres étranges ou mal tournés, les hommes de plaisir du roi (hombres de placer), ainsi qu’on les appelait, formaient une espèce de ménagerie ; on les traitait comme les chiens d’appartement, près desquels ils vivaient le plus souvent, et pour donner la mesure de leur taille les peintres aimaient à les représenter à côté de ces animaux.

Le musée du Prado ne contient pas moins de sept de ces bouffons peints en pied par Velazquez. Le portrait de l’un d’eux, connu sous le nom de Barberousse, est traité sommairement en esquisse, avec une robe d’un rouge brique et un manteau gris ; l’air sombre, égaré, il tient à la main une épée. Un autre, de physionomie inquiète et sournoise, est appelé par dérision don Juan d’Autriche ; diverses pièces d’armure sont placées à terre à côté de lui, et, comme pour justifier son surnom, l’artiste a figuré dans le fond une bataille navale, sans doute en souvenir de la victoire de Lépante. Le troisième, un nain qui répond au nom d’Antonio il Inglese, se croit un important personnage. On a satisfait sa vanité en lui donnant un magnifique costume de soie jaune à dessins brochés, avec un chapeau garni de plumes et des bottes à retroussis. Aussi a-t-il pris un air arrogant, provocateur, et il semble tout fier de dépasser quelque peu, en se redressant de toute sa taille, le gros chien qu’il tient en laisse. C’est une véritable brute que le quatrième, ce Sébastien Morra, une manière de cul-de-jatte dont Velazquez nous montre les traits durs et farouches. Assis à terre et vu de face en raccourci, les deux poings campés comme des moignons sur ses jambes rudimentaires, on dirait qu’il rêve quelque mauvais coup. La facture est rude, et le justaucorps d’un vert sombre sur lequel est passé un petit manteau d’un rouge vineux compose l’accoutrement le mieux assorti pour ce tronçon difforme surmonté d’un si méchant visage. La tête de cet autre est, au contraire, tout à fait