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a grandi par son appui, s’est enrichi à ses frais et qui prend avec lui des airs de maître. Combien avec Marie-Thérèse il se sentirait plus à l’aise dans des rapports plus dignes du roi de France, et, si on peut ainsi parler, en meilleure compagnie royale ! Quels autres motifs n’a-t-il pas encore de déplaisance et de juste ressentiment contre ce difficile et volage allié ? Peut-il ignorer que la cour de Berlin sert de rendez-vous et d’asile à toute une colonie française uniquement composée des lettrés et des savans qui, par des écrits irrévérencieux contre la religion et la royauté, ont mérité les censures de l’Église et du Parlement ? Et n’est-ce pas de ce centre que partent tous les quolibets à l’adresse ou de sa personne ou de ses ministres, ou de ses favoris, qui circulent dans les cafés de Paris et prennent place dans les gazettes de Hollande ? Ceux de ces médisans et de ces mécréans que Frédéric ne peut pas appeler auprès de lui, il les recherche et les pensionne en France même, ne négligeant rien pour se créer là une cour d’adulateurs et d’admirateurs plus dévoués à sa personne que celle de Versailles ne l’est au roi. Hier c’était Voltaire qui abandonnait pour aller servir ce maître étranger le poste de chambellan et d’historiographe auquel Mme de Pompadour l’avait fait appeler. Puis c’est le petit abbé de Prades, censuré en Sorbonne pour un discours athée, qui va recevoir à Berlin un poste lucratif. Quant à d’Alembert, qui ne veut pas émigrer, on ne lui en sert pas moins une rente de quinze cents francs. Par toutes ces raisons diverses, le joug ministériel qui attache Louis XV à la Prusse lui pèse, mais, pour le secouer, il faudrait faire un effort et surtout prendre une charge qui lui pèserait encore davantage. Il faudrait imprimer lui-même à la politique une impulsion nouvelle, choisir ou révoquer ces agens d’après l’appréciation de leurs mérites, et non par complaisance pour l’intrigue et la faveur, leur dicter des instructions, en surveiller lui-même l’accomplissement, parler haut et faire entendre sa voix au dehors, apparaître, en un mot, au milieu des rivalités qui partagent l’Europe dans une attitude d’arbitre souverain qui ferait reconnaître l’héritier de Louis XIV. Mais cette tâche virile et royale que son aïeul aurait su remplir, il n’est pas né pour l’entreprendre et n’en sent en soi ni la capacité ni le courage. Ce serait trop de peine et de soucis, trop d’heures de plaisir à sacrifier, trop de résistances à braver, autour de lui trop d’intrigues à déjouer, à étouffer trop de murmures. Il continuera donc à laisser passer ce qui lui déplaît, et ce qu’il n’a pas le courage d’empêcher, et à suivre mollement la pente qu’on lui fait descendre ; mais il reste témoin ennuyé et chagrin de tout ce qui se fait en son nom.

L’indice de ce singulier état d’esprit, je le trouve surtout dans