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importante ; mais elle irait sur le Nil lui-même que ce n’est pas de la part de la France qu’elle rencontrerait des difficultés.

Ce qui a pu donner le change aux journaux anglais, c’est que les nôtres, préoccupés d’incidens récens et des polémiques auxquelles ils ont donné lieu, n’ont pas pu oublier que Kassala était une ville égyptienne. Les réserves que nous avons toujours faites au sujet de l’intégrité de l’Égypte et de l’Empire ottoman devaient naturellement trouver ici leur place ; mais il y a tant d’autres points de l’Égypte qui sont occupés par des puissances européennes, et on trafique même de ceux qui ne le sont pas avec une si facile désinvolture, que nous ne pourrions pas montrer de la susceptibilité au sujet de l’occupation de Kassala par les Italiens, sans dépasser la mesure de naïveté au-delà de laquelle on ne mérite plus d’être pris très au sérieux. Pour le moment, d’ailleurs, ce n’est pas aux Égyptiens que le général Baratieri a enlevé Kassala, mais à la barbarie. Le jour viendra sans doute où toutes les questions qui se rattachent à l’Égypte seront réglées d’un commun accord par les puissances européennes, et la question de Kassala ne sera pas alors la plus difficile à résoudre. En attendant, pourquoi verrions-nous d’un mauvais œil les puissances intervenir sur le haut Nil et un certain équilibre s’établir entre elles ? Plus elles y seront nombreuses et mieux cela vaudra. L’Angleterre se vante de maintenir l’ordre et la paix dans la basse Égypte, où ils régneraient fort bien sans elle ; mais elle ne peut pas avoir se prévaloir de rendre le même service sur le haut Nil, puisqu’elle l’a laissé maladroitement tomber entre les mains des Mahdistes et qu’elle s’est montrée impuissante à le leur reprendre. Il est donc tout naturel que d’autres se chargent, au moins partiellement, d’une tâche que les Anglais n’ont pas pu remplir, et certes la présence des Italiens à Kassala nous paraît en ce moment beaucoup plus naturelle et plus légitime que la leur au Caire. Elle y est incontestablement plus utile à la civilisation. C’est donc sans la moindre arrière-pensée que nous félicitons le gouvernement et le peuple italiens du beau fait d’armes du général Baratieri. La colonie d’Érythrée, comme on aime à l’appeler à Rome, a été longtemps une impasse, et elle ne cessera de l’être que lorsqu’elle se sera assuré des débouchés sur le Nil.

Francis Charmes.


Le Directeur-gérant,


F. Brunetière.