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tous les soirs devant des salles combles, lui auraient rapporté des millions, j’ose affirmer qu’il n’eût été qu’à moitié content. Il avait fait dans sa jeunesse des rêves inoubliables, qui furent le tourment de sa vie. Quand il eut reconnu à l’âge où l’on raisonne qu’il avait souhaité l’impossible, qu’on ne décroche pas la lune et les étoiles, il lui parut que toutes les joies qu’il pouvait éprouver dans son métier de poète étaient méprisables et puériles. Était-ce l’effet d’une enfance passée dans les coulisses des théâtres ? Peut-être avait-il vécu trop jeune avec les comédiens et les comédiennes, trop habité ce monde artificiel et fabuleux où le réel ne se distingue plus du fictif, où tout se transforme et se déforme, où aucune exagération n’étonne, où les mensonges ressemblent aux vérités et où les vérités prennent un air de mensonges. Il n’avait guère plus de seize ans lorsqu’il se persuada très sincèrement qu’il avait le don prophétique, qu’une grande mission lui était confiée, qu’il était de la race des élus, un de ces héros de l’intelligence dont la parole remue et change les âmes, qu’un charbon divin avait touché ses lèvres et que les puissances célestes lui commandaient de révéler au monde leurs secrets.

Ses premières amours témoignent de l’idée qu’il s’était faite de lui-même. À dix-sept ans, il devint éperdument amoureux d’une danseuse italienne, et ce n’est pas là ce qui m’étonne. Ce qui me paraît plus singulier, c’est qu’étant allé aux informations, ayant appris que vendue toute petite au prince Milosch, fondateur de la dynastie des Obrenovitch, Marietta était une créature fort dépravée, qu’elle se donnait au plus offrant, son amour se changea soudain en cette sainte pitié que ressentit un dieu de l’Inde pour une bayadère qui s’était faite marchande de plaisirs.

Il s’examina, il reconnut que son cœur était doué de la miraculeuse vertu d’épurer, d’ennoblir tout ce qu’il aimait. Que Marietta fût à lui, il se faisait fort de la sanctifier par ses caresses, de lui rendre en l’aimant son innocence perdue. Elle ne savait pas l’allemand, il apprit l’italien, et la suivant partout, s’attachant à ses pas, il guettait l’occasion de l’aborder, de lui parler. Mais Marietta, qui apparemment avait du flair, n’eut garde d’encourager ce jeune convertisseur, trop timide pour brusquer les choses. Elle ne tarda pas à quitter Vienne ; il en fut au désespoir, et longtemps encore, dans ses nuits blanches, il criait à cette pécheresse : « Marie-Madeleine, aimons-nous ; je serai ton berger et tu seras ma brebis. »

Mais il lui était venu une bien autre ambition que celle de convertir une danseuse ; il s’était mis en tête que Dieu l’avait choisi entre tous pour racheter et sauver le genre humain. Il faisait peu de cas de la philosophie, qu’il n’avait jamais étudiée, et il la jugeait incapable de donner aux hommes le pain de l’âme. D’autre part le christianisme lui semblait avoir fait son temps. Il reprochait au Christ de ne s’être occupé