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— Maisonneuve, que le succès de Roxelane et Mustapha avait rendu fort content de lui-même, très dénigrant pour les autres, aussi dépourvu de goût que de grâce et de style, connaissant moins l’art que le métier, l’âme d’un petit commerçant, tel le peint un contemporain ; d’autres, au contraire, confessent son penchant à la satire, mais le proclament très modeste, plus occupé de ses ouvrages que de sa réputation ; — Arnault, auteur de quelques tragédies fort applaudies alors, bien oubliées maintenant, de fables satiriques très mordantes, et de Souvenirs qu’on relit avec plaisir, un des familiers de Bonaparte pendant le Directoire, confident du coup d’État du 18 brumaire ; — Lemercier enfin, une des figures les plus originales de son temps, homme d’infiniment d’esprit que les Tricoteuses du Club des jacobins, frappées de son mutisme et de son exactitude aux séances, surnommaient l’Idiot ; corps disgracié dominé par une volonté ardente qui le précipite dans les plus folles équipées de courage et d’amour ; intelligence presque universelle, abordant avec la même ardeur tous les domaines de l’art et de la science, poèmes, tragédies, sujets d’imagination, sujets philosophiques ; amoureux de la vérité dramatique au point de donner à Talma des leçons de difformité pour le rôle de Richard III, en prenant son bras paralysé comme moyen de démonstration ; talent vigoureux, indépendant, mais incomplet et manchot, esclave du style de son temps, destitué du génie de la forme ; âme d’une probité héroïque, ami de Bonaparte jusqu’à la fin du Consulat (« Ma chère amie, avait-il dit à Joséphine, épousez Vendémiaire »), se brouillant avec l’empereur, refusant la croix de la Légion d’honneur, et n’opposant que le silence aux vexations d’un pouvoir qui jette l’interdit sur ses œuvres, le réduit à la pauvreté, et toutefois le laisse nommer membre de l’Académie française[1]. La manière dont il entre en relations avec Louise Contat vaut qu’on la rapporte. Filleul de la princesse de Lamballe, très recommandé par la cour, il présente sa première tragédie au Théâtre-Français, et vient la soumettre au comité de lecture. On voit entrer avec son précepteur un enfant de quinze ans à peine,

  1. Œuvres d’Alexandre Duval. — Bouilly, Mes Récapitulations. — Mémoires de Fleury. — Biographie Michaud. — Un jour au Théâtre-Français un gigantesque officier rient se placer devant Lemercier. Très doucement celui-ci l’avertit qu’il l’empêche de voir l’officier se retourne, contemple le petit pékin et ne bouge. « Monsieur, insiste Lemercier, je vous ai dit que vous m’empêchiez de voir, et je vous ordonne de vous retirer de devant moi. — Vous m’ordonnez ! Savez-vous à qui vous parlez ainsi ? À un homme qui a rapporté les drapeaux de l’armée d’Italie. — C’est possible, Monsieur, un une a bien porté Jésus-Christ. » — Le lendemain on se battit et l’officier eut le bras cassé. — Appelé par Napoléon en 1804, il osa lui dire : « Vous vous amusez à refaire le lit des Bourbons, vous n’y coucherez pas. » — Sur Lemercier, lire la brillante étude de M. Legouvé, Soixante ans de souvenirs, tome Ier, p. 54 et suiv.