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son salon prenait la physionomie d’un salon d’autrefois ; et de voir avec quel art elle savait parler aux uns le langage de la cour de Marie-Antoinette, aux généraux celui de leurs victoires, aux orateurs, aux financiers celui de leurs ambitions ou de leurs affaires ; saluer une marquise à trente-six quartiers d’une révérence à genoux mi-ployés ; ciseler une épigramme, improviser un quatrain, analyser une pièce, définir un caractère, écrire des petits billets de trois lignes, mais pleins de choses, qu’on se communiquait comme des modèles ; tant de qualités attiraient, conquéraient, et retenaient les plus rebelles. Son éducation première avait été un peu négligée, mais elle en avait comblé les lacunes par la lecture, la conversation, et cette faculté si précieuse de s’assimiler, de faire siens, en les transformant dans le creuset d’une nature originale, la science et le talent des autres. Rien en elle qui sente l’étude, l’apprêt, l’effort : le trait toujours bondissant ; une parole rapide, baignée de lumière, de mouvement, où l’ironie de Voltaire se tempère de douceur féminine, à condition toutefois qu’on ne blasphème pas devant elle son ami favori, le goût, car alors se réveillent l’instinct satirique et l’âpre riposte dont elle use sans pitié contre les sots et les insolens. Le duc de C…, bossu, ancien cordon bleu, aimable mais assez fat, s’avise de lui décocher d’excessifs complimens sur cette taille de nymphe et cette fleur de jeunesse qui avaient disparu avec la quarantaine : Contat, furieuse de la plaisanterie, dissimule, prend son temps, et, la conversation ayant tourné, le grand seigneur se mettant à faire les honneurs de sa difformité, ajoutant que la nature, en guise de compensation, accorde presque toujours de l’esprit aux bossus : « Ah ! monsieur le duc, vous n’êtes que contrefait, » s’écrie-t-elle[1]. Lorsqu’elle ne se considérait plus en état de légitime défense, elle avait de ces fines réflexions qui font le tour de la nature humaine et révèlent une profonde expérience de la vie. « On confond souvent, observait-elle, la constance avec la fidélité ; l’une est la durée des goûts, l’autre celle des sentimens. On juge de l’esprit aux paroles, et du caractère aux actions. » Et, tant la loi des contrastes régit le monde moral, cette femme, assez ombrageuse et rancunière, habituée à traiter comme un crime de lèse-majesté toute atteinte à sa domination, montrait à ses amis, parfois à ses ennemis, la bonté la plus rare, la bonté intelligente, héroïque ; car il y a bien des sortes de bonté, comme il y a différentes espèces

  1. On trouve le mot dans les anecdotes de Chamfort, mais Contat était fort capable de l’avoir inventé. Les beaux esprits se rencontrent aussi bien que les imbéciles : mainte réponse célèbre a été faite à Athènes, à Rome, les mêmes situations appelant les mêmes pensées, dans la même forme chez les esprits de même trempe.