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« Je vois que les arts ont plus de missionnaires que de religieux ; ces gens-ci les comprennent comme saint Dominique, ne vaudrait-il pas mieux les goûter comme sainte Thérèse ? » Un arrêté du 18 ventôse an IV ordonne en même temps la fermeture d’une maison de jeu, d’un cabaret, d’un club d’anarchistes, de l’église Saint-André et du théâtre de la rue Feydeau ; et la clôture de celui-ci dura plus d’un mois. Au théâtre de la République, on accueille Fusil par des huées[1], on le force à chanter le Réveil du Peuple qui remplace la Marseillaise et le Chant du Départ ; même sort à Trial, Vallière, Dugazon ; mais celui-ci, très brave, jette sa perruque, semble défier la salle ; alors on le poursuit sur la scène ; il s’enfuit ; et, pour se dédommager, le parterre met en pièces le buste de Marat placé au foyer du théâtre. Le chanteur Laïs est emprisonné, Compain massacré à Bordeaux, les vengeances privées s’exercent sous le manteau de la punition nationale ; les uns se justifient, ceux-ci s’excusent, ceux-là s’amendent. Michot va au-devant de la calomnie, déclare que sa république n’a rien de commun avec celle des terroristes, qu’il a arraché 43 personnes à la fureur du tribunal révolutionnaire, — et on l’acclame. Talma avait été dénoncé comme complice des Girondins, mais les juges d’un roi de France hésitèrent à frapper un roi de théâtre : on le représenta comme un des fidèles de Robespierre, et des murmures éclatèrent un soir qu’il jouait dans Epicharis et Néron. Il attendit un instant de silence, et, s’adressant directement aux spectateurs : « Citoyens, dit-il avec beaucoup de calme, j’avoue que j’ai aimé et que j’aime encore la liberté, mais j’ai toujours détesté le crime et les assassins ; le règne de la Terreur m’a coûté bien des larmes, la plupart de mes amis sont morts sur l’échafaud. Je demande pardon au public de cette courte interruption, je vais m’efforcer de la lui faire oublier par mon zèle et par mes efforts. » La cabale fut désarmée. D’ailleurs Mlle Contat, Larive, Trouvé se portèrent garans de sa générosité d’âme, et, pendant la détention de Fleury, il avait racheté, au prix de 600 livres en écus, un papier très compromettant pour ce dernier.

Quant aux Comédiens Français, leurs mécomptes se compliquent d’une division funeste qui va se prolonger cinq ans : partagés en trois tronçons, ils composent trois troupes rivales, et leurs allées et venues d’une salle à l’autre, les défections de quelques-uns, les tentatives pour rassembler sous un même toit ces

  1. Louise Fusil, Souvenirs d’une actrice. — Castil-Blaze, l’Académie impériale de musique. — Georges Duval, Souvenirs de la Terreur. — Campardon, les Comédiens du roi de la Troupe Italienne, 2 volumes. — Monval, Histoire de l’Odéon, 2 volumes. — Mémoires de Fleury.