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que depuis que chacun peut se procurer son Florilège pour trois francs cinquante. L’inédit est une grande force.

Point d’œuvres ; mais de programme pas davantage. Je ne prétends pas dire qu’ils n’aient pas de théories ; ils en ont au contraire, et chacun la sienne. Ils les exposent avec une complaisance qui chez d’autres ressemblerait à du pédantisme ; et leurs idées, grâce aux brouillards dont ils les protègent, conservent de mystérieux lointains. Pas un poète ici qui ne soit doublé d’un « esthète » ; pas un créateur qui ne soit étayé d’un « dikaste ». Entendez seulement qu’il n’y a pas parmi eux de courant général, ni, comme disent les politiciens, d’orientation commune. On s’en rend compte rien qu’à consulter la liste des précurseurs de qui ils se recommandent. Les écrivains qui s’y rencontrent, doivent, à ce qu’il semble, s’y rencontrer pour la première fois. Taine aurait éprouvé quelque étonnement si on l’eût averti qu’il dût un jour être rapproché de Tristan Corbière et d’Ernest Hello. Renan s’y trouve réconcilié avec Veuillot. M. Becque fraternise avec Edgard Poë, Balzac avec le comte de Lautréamont, auteur des Chants de Maldoror. Flaubert est magnifié pour avoir « exhalé supérieurement son intime souffrance en ces mots : « L’époque est farce décidément. » Les frères de Goncourt reçoivent un juste hommage, ayant définitivement fait prendre au public l’habitude d’entendre les littérateurs parler de leurs affaires déménage. Stendhal et Ibsen, Baudelaire et Tolstoï, Alfred de Vigny et Jules Vallès, quelques autres encore complètent cette liste éminemment panachée. Au temps de Victor Cousin, cet art d’apparier les contraires s’appelait l’éclectisme. Le mot a vieilli : il a dû céder la place à un autre qui est d’allures plus moderne et comporte en outre un sens un peu différent : c’est l’anarchisme. Les jeunes littérateurs sont anarchistes de lettres.

L’absence de travail est encore un des traits où se reconnaîtront les écrivains du prochain siècle. C’est un des privilèges qu’on leur enviera le plus justement. Ils laissent à d’autres l’effort minutieux et patient : ils n’en ont pas besoin. Ils savent tout sans avoir jamais été obligés de rien apprendre. Le chemin où nous nous traînons lentement et par étapes, ils l’ont accompli d’un bond. Ils sont intuitifs : c’est leur idiosyncrasie. Ils entrent dans la vie ; ils ont déjà « cérébralement vécu une vie d’homme, et touché littérairement à tous les genres ». Ils ne font que de naître, et ils sont déjà « revenus désabusés du périple des vanités terrestres ». Ils ont « pénétré les arcanes de l’ésotérisme, scruté les traditions orientales, interrogé les modernes métaphysiques ». Le docteur Faust n’en avait pas tant fait dans ses veilles légendaires ; et Pic de la Mirandole s’était acquis de la réputation à meilleur compte. M. André Gide « a touché en quelques brefs écrits à plusieurs des points les plus secrets de l’entendement humain et au sens de Dieu… Ce créateur de vingt-deux ans est allé d’un mouvement simple