Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/394

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tous les déguisemens ; des services nombreux et délicats, séparés par des entremets sucrés et, pour finir, les deux mets nationaux obligatoires, le pilaff et le kaimak. Comme convives, il n’y avait en dehors de nous que l’officier d’ordonnance, qui était venu prendre place au bout de la table ; mais le dîner était assaisonné par la bonne grâce charmante et par l’esprit de notre hôte, pour qui l’eau que nous buvions, les mets que nous prenions, tout en un mot servait de prétexte à la conversation la plus aimable et la plus instructive.

À la fin du dîner, un ou deux amis du pacha, qui arrivaient de Constantinople, étant venus se joindre à nous, l’entretien se prolongea au salon jusque fort tard dans la soirée. Là, tout en causant d’affaires de la façon la plus sérieuse, on échangeait des idées générales et des réflexions piquantes. Le pacha, homme très lettré, aimait à couvrir sa pensée du nom d’un auteur célèbre, d’un Français le plus souvent. On citait Aristote, Goethe, Chateaubriand, Voltaire surtout, très en honneur chez les Turcs éclairés. On répondait sur le même ton. C’était une défense de la politique générale de la Turquie, dans sa conduite vis-à-vis des masses. « Vous autres Européens occidentaux, nous disait le pacha, vous marchez très vite ; vous avez des inventions merveilleuses que nous admirons ; mais ne craignez-vous pas qu’en répandant ainsi dans les masses des idées pour lesquelles elles ne sont pas mûres, vous n’y semiez les germes du mal ? Nous, nous allons plus lentement, mais nous nous appliquons à conserver le sentiment religieux, qui est la sauvegarde des États. Nous vous prenons vos découvertes quand nous les avons éprouvées, le chemin de fer, le télégraphe ; mais la dynamite, par exemple, ne croyez-vous pas qu’elle a fait plus de mal que de bien, et que les hommes insuffisamment éclairés à qui vous donnez les moyens de s’en servir en laisseront échapper le bon côté pour n’en garder que le mauvais ? » — « Votre Excellence, lui répondit mon frère, vient de rendre très justement une pensée qu’avait déjà exprimée un des anciens sages de la Chine. Confucius divise les élèves en quatre catégories : les entonnoirs, les éponges, les tamis et les cribles. Les entonnoirs reçoivent tout et perdent tout. Les éponges reçoivent tout et conservent tout indistinctement, le bon comme le mauvais. Les tamis laissent échapper le bon et retiennent le mauvais ; enfin les cribles laissent passer le mauvais et ne conservent que ce qui est bon ; mais ce sont les plus rares. »


PHILIPPE BERGER.