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duel sérieux, dont nous allons être les témoins impuissans. Les adversaires vont s’aborder, je suis tenté de fermer les yeux ; mais, par un écart aussi bien mesuré que bien exécuté, chacun des cavaliers a déjoué les mauvaises intentions de l’autre, et les lassos ont été lancés sans résultat. Dépités, les deux ennemis tournent bride, reviennent incontinent à la charge. Cette fois, pour mieux mesurer leurs coups, ils tourbillonnent autour l’un de l’autre, s’observent. Des deux côtés, homme et cheval ne semblent faire qu’un, et j’ai sous les yeux de véritables centaures. La courroie s’abat sur un des cavaliers, c’en est fait de lui ! Non ! rapide, adroit, il a lâché son lasso, dégainé son macheté, coupé le redoutable lien. Alors, brandissant son arme, il s’élance sur son antagoniste qui se croyait vainqueur, qui lui aussi a dégainé.

Oh ! les vaillans champions, et comment ne pas les admirer ! Ils fondent l’un sur l’autre avec furie, se font bravement face. Avec quelle adresse ils parent les coups qu’ils essaient de se porter. S’étant dépassés une troisième fois, ils reviennent à la charge. Prévoyant un choc meurtrier, un dénouement fatal, je me suis levé et j’ai crié, puis suivi Mateo qui, lancé sur la pente, dévale à grandes enjambées vers les combattans.

Surpris par mon cri, par ma vue et celle de mon guide, les adversaires ont oublié de se frapper. Stupéfaits, ils nous regardent accourir. Premier arrivé, Mateo se jette entre les chevaux, au risque d’être bousculé, renversé, de voir deux machetés lui entrer dans le corps. Il sait aussi bien que moi, mon guide, ce qu’il peut lui en coûter de s’être placé entre l’arbre et l’écorce, et me montre, une fois de plus, une réelle bravoure.

— Pardonnez-nous d’interrompre votre jeu, señores, dit-il en soulevant sa coiffure, mais vous nous avez fait peur, à mon maître et à moi.

Nul ne répond. Très pâles, les traits contractés, frémissans, les cavaliers nous regardent les sourcils froncés, indécis.

— Nous nous rendons à Cordova, dis-je à mon tour, et nous sommes un peu perdus. Aussi votre apparition a été pour nous une si bonne fortune que nous sommes accourus vers vous, craignant de vous voir disparaître. Votre demeure doit être proche ; voulez-vous bien, au nom du seigneur Jésus, nous accorder l’hospitalité ?

Nulle réponse ; les lèvres crispées restent fermées, les regards continuent à flamboyer. Gagner du temps, c’est tout sauver, Mateo l’a compris, et il reprend la parole. De son ton jovial, il explique qui je suis, quel il est, la cause de notre présence. Il parle du sabbat des tigres, de notre désir de nous abriter sous un toit pour nous réconforter, pour voir autour de nous des visages humains. Il déclare que si j’ai demandé l’hospitalité au nom du