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des premières heures, avait succédé une température accablante. Le ciel s’assombrissait ; sur l’horizon troublé couraient des lueurs livides et des frémissemens d’éclairs. Bientôt l’orage éclata, et une trombe d’eau s’abattit sur nos bataillons. Ceux-ci la reçurent sans sourciller, et c’était merveille que de voir — écrit dans ses souvenirs un officier de la Garde, un fanatique de l’empereur — « ce déchaînement inutile du ciel contre la terre. » Au reste, l’orage ne tarda pas à se dissiper ; cette première épreuve fut de courte durée ; le passage n’en fut pas un instant interrompu, et sur les ponts solidement amarrés, des troupes de toutes armes prolongèrent le défilé. Il en passa pendant quarante-huit heures, le 24 et le 25, jour et nuit. Le 26, on voyait encore arriver au fleuve les cuirassiers et les dragons de Grouchy, complétant l’ensemble des effectifs déversés sur la rive droite par l’empereur lui-même. Parvenus en terre ennemie, les corps recevaient chacun leur direction et se portaient au poste plus ou moins lointain qui leur avait été assigné. L’étape reprenait, forte, pénible, impérieusement réglée, par une moite chaleur qui faisait regretter à nos vétérans l’Espagne torride. Parfois, pour tromper leur fatigue et leur ennui, les troupes se mettaient à chanter. Un virtuose de régiment entonnait quelque air du pays, quelque couplet connu, et les fantassins en chœur reprenaient le refrain, qui les soutenait de sa cadence et les aidait à marcher. Les vieux airs de nos provinces, les chansons bretonnes, provençales, picardes, normandes, mélancoliques ou gaies, enlevantes ou plaintives, apportant à nos soldats exilés un écho de la patrie, un ressouvenir du foyer, arrivaient avec eux sur ces bords lointains, qui n’avaient jamais vu les hommes d’Occident. Eux s’en allaient dociles ; ils allaient vers le nord, vers l’inconnu, vers l’avenir plein de mystère, confians dans l’infaillibilité de leur chef et persuadés qu’un dieu les guidait ; ils observaient toutefois avec étonnement ce sol si différent de nos vivantes campagnes, ce pays vide et muet, accidenté et pourtant monotone, où les reliefs du terrain se répètent et se reproduisent exactement pareils, où les mêmes aspects se succèdent avec une invariable uniformité, cette terre où tout se ressemble et où rien ne finit ; et devant nos colonnes s’avançant par les chemins tour à tour détrempés et poudreux, traversant les mornes forêts de sapins et de hêtres, gravissant les collines sablonneuses, commençant la longue marche dont nul ne savait mesurer la durée, la Russie déployait ses horizons béans.


ALBERT VANDAL.