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s’établissaient dans une grange voisine, où l’esprit endiablé du comte de Narbonne les tenait en verve, il se mit à dicter des ordres. Il décida comment s’effectueraient l’établissement des ponts pendant la nuit et le passage aux premières heures du lendemain. Il composa une longue instruction, admirable d’ordre et de clarté ; tout y était prévu, calculé, prescrit, et les troupes n’auraient qu’à exécuter un mouvement réglé d’avance jusqu’en ses moindres détails.

Elles commençaient à arriver, à surgir de tous les points de l’horizon. C’étaient d’abord les avant-gardes, les états-majors, les batteries légères accourant au grand trot pour couronner les reliefs du sol ; puis les masses profondes, infanterie, cavalerie, artillerie. Elles débouchaient par tous les chemins, s’élevaient sur les pentes, emplissaient les vallons, et rapidement montait cette inondation d’hommes. L’empereur considérait ce spectacle et donnait les ordres nécessaires pour le placement des corps, mais sans entrain, sans animation, sans ce feu dans le regard qui lui était habituel. Lui, « si gai d’ordinaire, si plein d’ardeur dans les momens où ses troupes exécutaient quelque grande opération, fut pendant toute la journée très sérieux et très préoccupé ; » il restait sous l’empire d’un malaise visible et d’une impression fâcheuse. Un peu courbaturé, depuis sa chute de cheval, et surtout attristé, il se retirait de temps à autre sous sa tente, pour y trouver la fraîcheur et l’ombre, car l’air était étouffant, la chaleur énervante, le ciel tour à tour ardent et lourd, avec des éclaircies resplendissantes et de subits obscurcissemens. Au bout de quelques instans, il ressortait, s’asseyait sur un pliant placé devant sa tente, feuilletait un gros registre vert qui le renseignait sur ses effectifs, puis s’interrompait et songeait. Superstitieux comme César, il pensait à son accident ; il en parlait quelquefois, affectait d’en plaisanter, mais son rire sonnait faux et s’arrêtait court ; il s’irritait de lire sur plusieurs visages une inquiétude qui correspondait à la sienne, et malgré tous ses efforts pour paraître imperturbablement confiant et gai, il se sentait envahi d’une secrète anxiété.

Ce qui ajoutait à sa mauvaise humeur, c’était de n’avoir aucune nouvelle de la rive ennemie. Nul bruit ne venait de cette terre morte ; nul mouvement n’y paraissait. On voyait bien, sur la grève, rôder quelques cosaques, passer quelques patrouilles de cavalerie, se glissant entre les bouquets d’arbres, mais c’étaient de furtives apparitions, disparues aussitôt qu’entrevues. Où donc était l’ennemi ? Que faisait-il ? Sans doute, établi à quelque distance du fleuve, commençant à soupçonner notre arrivée, il se préparait à tenir contre cette attaque : il allait, en acceptant le combat, nous livrer la victoire, cette première victoire que Napoléon voulait