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Notre art chrétien a été rarement heureux dans la représentation isolée des Vertus, des Vices et d’autres idées morales et abstraites. Il n’a pas eu à sa disposition, comme l’art grec, une mythologie épanouie, riche de types divers consacrés par le culte et la poésie, et entrés à jamais dans la conscience populaire. Nos peintres et sculpteurs devaient puiser dans leur propre fonds, inventer des signes d’intelligence avec le public, pour ainsi dire, imaginer des emblèmes plus ou moins expressifs ; et rien d’étonnant qu’ils aient souvent glissé dans l’équivoque et le subtil. Pour caractériser, par exemple, la Modération, la Temperantia, ils lui mettaient dans les mains deux vases de grandeur inégale et d’un contenu différent : la figure était censée ainsi mêler et tempérer une boisson, « mettre de l’eau dans son vin, » comme disent les Français ! Vannucci au Cambio et Sansovino à Santa Maria del Popolo n’ont pas reculé devant un motif aussi saugrenu ! Seuls Giotto, dans l’Arena, et Andréa Pisano, dans les reliefs de la porte du Battistero, ont trouvé pour quelques-unes des vertus chrétiennes des inspirations fortes et belles ; et je n’hésite pas à nommer Raphaël immédiatement après, en arrêtant le regard sur cette quatrième grande fresque de la Segnatura,

C’est par leurs individualités bien plus que par les insignes extérieurs que Raphaël a tenu à caractériser les trois vertus cardinales qui accompagnent la Justice. La Fortitudo fait penser à une de ces figures grandioses dont Michel-Ange avait le secret ; elle n’aurait même pas besoin du casque, de la cuirasse, des cnémides et du lion sur lequel elle est accoudée, pour être aussitôt saluée par nous comme la personnification de la Puissance. Au lieu de la lance, elle tient dans sa droite un vigoureux rameau de chêne, — le chêne des Rovere, — elle petit génie qui grimpe joyeusement sur elle pour cueillir un fruit de la branche, ajoute à la conception un trait délicat et touchant : ce n’est pas une force brutale que cette Fortitudo, c’est une force bienfaisante. — La Temperantia, du côté opposé, avec son regard alangui, son cou penché, sa tête douce et pudiquement enveloppée d’un foulard, nous reporte au contraire vers les Mariæ gratise plenæ de l’école ombrienne. La Modération dans la justice est bien près d’être la Clémence : aussi le petit génie à côté d’elle montre-t-il du doigt le ciel, source de toute miséricorde. Comme attribut, la Temperantia tient en main une bride : emblème souvent employé, moins bizarre que les deux vases avec de l’eau et du vin, spécieux pourtant ; mais avec quel art exquis le peintre a-t-il su plier la bride en une véritable ligne de beauté ! — Au centre, la Prudentia surpasse les deux autres allégories par le siège rehaussé aussi bien