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conte du Père nourricier à la petite gourde (lou baile à la coucourdeto), nous faisons bon marché de plusieurs autres trop vantés parmi la foule de ses disciples, et où l’imitation de Pétrarque et des troubadours refroidit la spontanéité du sentiment. Ainsi la pièce que certains tiennent pour un des chefs-d’œuvre de la Mióugrano, celle où le poète se représente en rêve, roulé de vague en vague au pays d’outre-mer et relevé mourant sur le rivage, dans les bras de sa belle, ne nous paraît qu’une adaptation assez gauche à son cas, — Zani étant sœur de charité à Galatz, — du dénouement du roman de Jaufré Rudel et de la comtesse de Tripoli. Et ce modèle lui était bien connu d’ailleurs, puisqu’il lui emprunte des épigraphes et qu’il en avait certainement lu dans la préface même des Prouvençalo, une transposition macabre, délicieuse d’ailleurs, par Henri Heine. À toutes ces pièces plus ou moins pétrarquisées et genre troubadour, conformes à l’antique saber de drudaria (science de galanterie), combien nous préférons celles qu’il a réellement écrites sous la dictée des sentimens et des choses, une, par exemple qui a pour refrain : « Miroir, miroir, fais-moi la voir, toi qui l’as vue si souvent ! » Mais l’espace nous manque pour toutes les citations qui nous tentent.

Aubanel n’avait pas la fidélité poétique d’un Pétrarque, et il ne pouvait passer sa vie, comme tant d’autres avant lui, à commenter la sublime canzone de l’amant de Laure à la Fontaine de Vaucluse. Nous en trouvons dans M. Legré lui-même une preuve piquante. Dans la scène des adieux échangés entre Zani, le poète et ses amis, chacun se recommande à elle dans ses prières et sollicite qu’on pense à lui, au couvent, dans telle ou telle demande du Pater. Aubanel dit mélancoliquement « qu’il prend Adveniat regnum tuum, le Paradis » : sur quoi « Et ne nos inducas in tentationem, fit Martin. — On se mit à rire. » Que voulez-vous ? On est du Midi. Voyez plutôt dans le Livre de l’Amour lui-même : Passe sur son ânon gris un joli tendron, faisant craquer son corset de basin, ses pieds nus pendant au doux balin-balant de l’âne qui trottine ; aussitôt il n’y a pas de deuil d’amour qui tienne, et le poète, redevenu galejaire, entame avec la belle un dialogue enjoué, quitte à s’écrier : « Ô beauté, comme il faut que tu sois puissante pour avoir de mon cœur, de ma vie amoureuse, un tantinet ôté le fiel ! » Eh ! oui, et la cure sera complète, le mariage et le bonheur du foyer aidant, et c’est à peine si le souvenir de Zani traversera quatre fois les Filles d’Avignon. Le poète n’en peut mais, il l’avoue lui-même : la vie universelle, riante et sereine, l’envahit, et ce n’est pas sur le ton de la tristesse d’Olympio qu’il s’écrie : « Et pourquoi, si je lève la tête, tant de bonheur encore me reste-t-il, quand je te vois, ô saint soleil, qui es si