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du Pain du Péché. Il fallait donc partir à la pipée des mots, à travers les villages, les saisir au vol sur les lèvres des vieilles gens des mas, ou les faire lever de la poussière des vieux auteurs provençaux, y compris les troubadours, au besoin — depuis Raimbaut d’Orange et la comtesse de Die, et Raimbaut de Vaqueiras et Folques de Marseille — jusqu’aux poètes populaires d’alors, les Bellot, les Gélu, les Bénédit, les Désanat, les Aubanel de Nîmes, sans négliger bien entendu le Dictionnaire provençal-français d’Honnorat, qui justement venait de paraître.

Ainsi fit Aubanel à l’exemple de ses camarades du « mouvement de Mistral », et de Roumanille, notamment, qui en est le promoteur.

Mais après avoir glané les termes nécessaires, il fallait les épurer, et c’est à quoi s’employèrent ardemment les novateurs. On aura une idée du chaos dialectal au sein duquel bégayait la nouvelle poésie, par ce passage d’une lettre inédite de Roumanille, lequel est documentaire à plaisir : « C’est contre cette tendance déplorable, à savoir : faire du français provençalisé, que je m’insurgeai dès la première heure, à Tarascon, quand j’étais sur les bancs du collège, résolu, jeune petit diable, à parler, à écrire, à nettoyer la langue des jardiniers de Saint-Rémy et à guerroyer… Camille Reybaud lui-même, dont j’ai été, deux années (1844- 45 ) l’employé professeur dans le pensionnat de Nyons, Camille Reybaud, un homme de haute valeur, intelligence d’élite et, à ses heures, exquis poète français et provençal, poussait vers le français systématiquement le dialecte contadin. Ah ! quelles querelles, mon bon Dieu ! avons-nous eues ensemble, à ce sujet, dans nos promenades sur la digue, au bord de l’Aigues… Ah ! quelles discussions acharnées ! et quel feu ! et quelles griffades ! à nous prendre aux cheveux, brave Pauloun<ref> M. Paul Mariéton, lequel a bien voulu nous communiquer sa correspondance avec Roumanille. </<ref> ! Il ne m’ébranla pas, mais je ne le convertis point » ; et ce bon Reybaud continua à préférer pantaloun à braio, à écrire acçan pour açent ; et la discorde sera longtemps au camp des néologues sur la question de savoir si l’on doit écrire avec ou sans r les verbes de la première conjugaison, amar (aimer), comme dans Honnorat, ou ama, conformément à la prononciation courante. Enfin le phonétisme l’emporta sur presque toute la ligne, — heureux Provençaux ! s’écriera ici M. Louis Havet, — et « l’unité orthographique » rêvée par Roumanille, dans les notes des Prouvençalo, s’établit. Il y a même mieux : le docte philologue que nous citions plus haut, M. Koschwitz, ne vient-il pas de publier, ce mois-ci, une Grammaire historique de la langue des félibres ?