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— Soit, déclare-t-il, personne n’est coupable apparemment, aussi n’en voulons-nous à personne ; comment faire cependant ? Moi, j’étais cordonnier ; allez donc proposer maintenant de fabriquer, un soulier à vous tout seul, quand plusieurs machines sont chargées de clouer et de coudre chacune de ses parties ! On envoie promener, sans compensation, l’homme qui, ayant appris un état, n’en peut plus vivre. Du reste, vous avez raison, il n’y a pas de vengeance à tirer de tout cela ; il n’y-a qu’à attendre. La nature se charge de supprimer ce qui est mauvais ou inutile. Quand vous voyez un ivrogne rouler d’un côté à l’autre de la rue, vous savez qu’il n’en a pas pour longtemps, que cette existence dégradée va finir par la faute même de celui qui la mène. Eh bien ! quand je vois passer dans sa voiture un homme inutile, je me dis que c’est la même chose pour ses pareils… Attendons !

Je suis sûre de n’avoir rien ajouté aux paroles de cet être étrange qui certainement avait lu Schopenhauer ; moi aussi je prenais des notes. Sa main de squelette crispée au barreau de la chaise devant lui tremblait toujours, tandis qu’il luttait contre les difficultés d’un accent bizarre, impossible à définir. La tête était superbe, brune et accentuée comme celle d’un Arabe. Quand il se tut, il ferma les yeux et resta frémissant, le menton abattu sur sa poitrine qui haletait.

Après lui, un gros homme blême, à l’air débonnaire, pose quelques questions, d’un air de bonne foi, sur les moyens de se procurer du travail ; il n’y a réussi ni avec l’aide des églises, ni par l’intermédiaire des bureaux de secours.

Un autre, au teint tanné comme celui d’un paysan, mais le rouge du whisky aux joues, déclare, presque en riant, que, pour sa part, il n’en veut pas aux scieries mécaniques, sachant combien il est dur de travailler de ses bras, par tous les temps, dans les forêts, et cela des années de suite. N’empêche que les trois ans pendant lesquels il s’est donné le plus de mal ne lui ont rien rapporté que sa nourriture. Était-ce juste ?

Alors un petit Allemand se dresse, rageur comme un roquet qui va mordre ; il a la face d’un carlin, le nez en l’air, de gros yeux saillans, le poil jaune, la voix nasale et vibrante : — Ça va bien aux professeurs et aux ministres, ça va bien aux fainéans, s’écrie-t-il, de faire la leçon à ceux qui se tuent de travail. Ils n’en auraient le droit que s’ils venaient vivre parmi eux, peiner comme eux. Ils savent bien que la société est mal organisée, et qu’en justice il faut qu’elle change du tout au tout, de gré ou de force ; mais ils ne veulent pas en convenir, de peur de perdre leurs places et leurs salaires, étant des poltrons, des lâches et des voleurs.