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le déjeuner. A quatre heures, on parvint à un endroit où la Voie Flaminia se divise en deux routes, l’une allant en Ombrie, l’autre passant par Viterbe pour aller en Toscane. C’est cette seconde route que l’on choisit : le bruit courait que le Ponte Felice était au pouvoir des Napolitains. A six heures, on traversa Ronciglione : les rues de la ville étaient encombrées de paysans accourus des villages voisins, et qui considéraient les Français avec des regards pleins de haine. Il était cinq heures du matin quand on entra dans Viterbe. La première pensée des voyageurs fut de se rendre au municipe : mais la cour du municipe était envahie par une foule assez inquiétante : on dut rebrousser chemin, et bientôt tout le monde se trouva logé à l’auberge delle Stufate.

Mais à peine s’y est-on installé que, de toutes les rues de la ville sortent des hommes en armes, qui se précipitent vers l’hôtellerie avec des cris de mort. En un moment toutes les fenêtres sont brisées à coups de pierres. La foule menace de pénétrer de force dans la maison et de massacrer les Français. « Exterminons cette race impie ! Vive la Madone ! Mort aux ennemis de Dieu ! » Voilà ce que les malheureux voyageurs entendent crier autour d’eux.

Après de longues heures d’angoisse, on prit un parti. Un jeune soldat de l’armée romaine, Pinon, fut chargé d’aller au municipe pour demander du secours. Il partit, risqua vingt fois d’être assommé en chemin ; et deux heures après il revint annoncer à ses compatriotes que le municipe était en fuite, les gendarmes désarmés ; et il ajouta, en manière de consolation, que la populace venait de saccager et de mettre en pièces tous les carrosses de leur convoi. La situation devenait terrible. On s’affolait ; les avis les plus divers étaient tour à tour acclamés et rejetés. Saint-André proposait de combattre et de se faire tuer. Mangourit recommandait la ruse et vantait les avantages de la diplomatie. Enfin un secrétaire de Méchin, Ortaud, eut l’idée que, si l’on trouvait à se réfugier dans une église, on y aurait plus de chance d’être épargné par ces pieux brigands.

Il y avait en effet, non loin de l’auberge, un couvent de franciscains. C’est encore Pinon qui se dévoua et prit sur lui d’y aller réclamer assistance. Bientôt un moine, le Père Martinelli, entra dans l’auberge. A recueillir tous les voyageurs dans le couvent, on n’y pouvait songer ; mais les moines consentaient à donner asile aux femmes et aux enfans. Aussitôt l’aubergiste, ses filles et ses servantes se dévêtirent de leurs robes, qu’elles donnèrent aux dames françaises pour faciliter leur sortie.

Cependant la foule, devant la porte de l’auberge, continuait à s’agiter et à crier des menaces. Enfin le calme se fit : le nouveau gouverneur de la ville, le comte Zelli-Perraglia, se présenta à l’auberge, demandant à s’entretenir avec les voyageurs. C’était un homme courageux et bon :