Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 123.djvu/947

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’ombre de discussions pédantes sur la Poétique d’Aristote. Et puis le Tasse, quand il écrivait Torrismondo, était usé par de longues années de prison, malade et vieilli, étouffant d’ennui à la cour des Gonzague. Peut-être aurait-il pu faire mieux dix ans plus tôt, après l’Aminta ! » Le Tasse avait en effet commencé une tragédie en 1573, après le succès de sa pastorale. Il s’était mis à un Galealto, roi de Norvège, dont il nous a laissé un acte et deux scènes, et que son emprisonnement, sans doute, l’aura empêché de finir. Rendu à la liberté en 1586, et recueilli à Mantoue par ses protecteurs, Vincent et Eléonore de Gonzague, il se mit à une nouvelle tragédie, Torrismondo, qu’il acheva en quelques mois. Mais il n’avait plus ni sa facilité ni sa santé d’autrefois. « Outre mes infirmités, écrivait-il vers cette époque au médecin Cavallara, je suis tourmenté d’une sorte de frénésie : à toute heure m’assaillent des pensées tristes, des imaginations sombres, des fantômes. Joignez-y que ma mémoire s’est fort affaiblie : sans cesse je me surprends à répéter des choses que j’ai déjà écrites. A tous les biens du monde entassés en monceau je préférerais encore le retour à la santé. » On le voit, M. Carducci a raison de dire que le malheureux était dans de mauvaises conditions pour tenter une conciliation de l’esprit classique et l’esprit romantique.

Comme dans le Galealto, roi de Norvège, qu’il avait entrepris douze ans auparavant, le Tasse a traité, dans son Torrismondo, un sujet Scandinave. Torrismondo est fils du roi des Goths ; son ami Germondo est fils du roi des Suèces, et l’héroïne de la tragédie, Alvidia, est fille du roi de Norvège. On s’est demandé d’où pouvait venir au Tasse sa connaissance de ces légendes du Nord, et le goût qu’il a témoigné pour elles dans les dernières années de sa vie : car, outre ses deux tragédies, il a écrit un dialogue, le Messager, où il a fait défiler Wotan, Gutrune, Hunding, Brunhild, tous ces héros des Sagas que nous a, depuis, rendus familiers l’Anneau du Nibelung de Richard Wagner. Le dialogue, écrit parle Tasse dans sa prison, est peut-être de toutes ses œuvres la plus charmante et la plus parfaite : le style et les images y ont une légèreté, une douceur, qu’on ne peut guère retrouver que dans certains passages poétiques des dialogues de Platon. On sent que le Tasse s’est passionnément attaché à cette mythologie Scandinave, qui lui a paru pouvoir remplacer dans la littérature de son temps la mythologie grecque déjà un peu usée. D’autres poètes italiens, d’ailleurs, semblent avoir eu le même goût et les mêmes idées : l’un d’eux, Horace Arioste, l’arrière-neveu du poète de Roland furieux, a écrit un poème héroïque, l’Alfée, dont voici les premiers vers : « Je chanterai comment, sous le ciel froid de la Gothie, brûlait d’amour pour Alcide le Danois Alfée. »

A en croire M. Carducci, ces mythes et ces légendes du Nord auraient été apportés en Italie, dans la première moitié du siècle, par deux frères,