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lâche et diffus, tombant maintes fois dans la plus regrettable incorrection. Si nous voulions, au lieu de nous en tenir à ces réputations éclatantes, nous engager plus avant dans l’étude de la littérature féminine, il nous suffirait de quelques citations pour paraître avoir trop facilement raison. Je n’en excepterais même pas les écrits de ce temps où, suivant le mot de P.-L. Courier, la moindre femmelette écrivait mieux que les hommes n’ont fait depuis. J’en appelle à ceux qui ont quelque expérience du style de Mlle de Scudéry ou qui ont subi celui de Mlle de Montpensier. Si l’on venait à perdre les écrits des femmes, à coup sûr on aurait perdu tout un côté original et charmant de notre littérature : on n’aurait perdu ni un livre, ni une page qui fasse date dans l’histoire de la langue.

Les femmes parlent bien ou mal suivant qu’elles entendent parler autour d’elles. En outre elles ont sur le progrès de la langue une action réelle, et dont on peut aisément voir en quel sens elle s’exerce. Si elles lui ont rendu jadis un inappréciable service en l’épurant et en bannissant de la conversation des honnêtes gens et du style des auteurs les termes grossiers, cela même n’a pas été sans danger. Leur délicatesse fait qu’elles sont toujours en défiance à l’égard du mot propre : cela conduit insensiblement à énerver la langue. Leur goût est pour le raffiné et pour le précieux : c’est contre leur influence qu’ont dû réagir tous nos grands écrivains, et, en dépit de Molière et de Boileau, cette influence s’est retrouvée assez forte à la fin du siècle pour gâter Fontenelle avec Fléchier et Massillon et pour faire d’abord du futur auteur de l’Esprit des Lois celui des Lettres persanes. Elles aiment d’instinct tout ce qui est nouveau, et quand elles ne suffisent pas à faire la mode, elles veulent du moins s’en emparer afin de l’exagérer. C’est grâce à elles que de tout temps les néologismes ont fait leur chemin. Elles se sont empressées jadis d’accueillir les termes italiens ou espagnols qui, étant termes du bel air, trouvaient par là un moyen suffisant de leur plaire. Elles acceptent aujourd’hui avec la même complaisance et répandent les mots empruntés à l’anglais. Toute locution nouvelle, pourvu qu’elle ne soit pas choquante, trouve fortune auprès d’elles. Ajoutez qu’il y a une sorte d’argot dont elles sont les ouvrières industrieuses : c’est l’argot mondain, la langue des salons, qui n’est pareille ni d’une année à l’autre ni d’un salon à un autre salon. On voit ce que pourrait devenir la langue si rien n’y venait contre-balancer l’action des femmes : abandonnée à toutes les influences, infiltrations de l’étranger, modes d’un jour, déformations de toute sorte, et changeant sans cesse, elle serait dans un écoulement perpétuel. La rattacher à ses origines est le plus sûr moyen pour la fixer.

Nous nous sommes restreints jusqu’ici à montrer l’étroite dépendance de notre vocabulaire et de notre syntaxe [par rapport au latin. Mais il y a dans une langue autre chose que des mots et les lois