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part à charger le vocabulaire de mots empruntés au latin. Rabelais a beau se moquer de l’écolier limousin, et Ronsard n’être pas coupable des baroques transcriptions de mots dont on l’a longtemps accusé, ils ont l’un et l’autre un vocabulaire tout latin. On se tromperait d’ailleurs si l’on croyait qu’après le XVIe siècle ce mode de formation soit tombé en désuétude ou même que le mouvement se soit ralenti. Dans son livre sur la Formation des mots nouveaux, M. Darmesteter écrivait naguère : « De nos jours, quoi que nous puissions faire, la formation latine est entrée si profondément dans la langue commune qu’on ne peut tenter de la combattre ou de la rejeter[1]. » Et, prenant les premières lignes d’un article de revue, il y constatait que les mots, pour plus de la moitié, n’y étaient pas français d’origine. Les historiens de notre langue ont sans doute raison de déplorer cette introduction violente de mots qui, n’ayant pas été d’abord travaillés suivant les lois de l’accent, sont de véritables monstres dans l’organisme de notre idiome. Il n’en est pas moins vrai que ces mots, consacrés par l’usage de trois siècles et par l’exemple des grands écrivains, s’imposent à nous et viennent d’eux-mêmes sous notre plume. On ne conçoit pas qu’il soit possible de s’en passer, et nul ne propose de les bannir. — C’est donc de deux façons et à un double titre que le français procède du latin. Soit qu’ils aient conservé leur physionomie première ou qu’ils se soient lentement déformés, les mots de notre langue sont latins d’origine. Or, pour écrire correctement une langue, il faut d’abord savoir le sens des mots, la nuance exacte de l’idée ou l’espèce particulière de l’image qui y est contenue. Et sans doute l’étude de l’étymologie serait ici d’un grand secours ; même elle suppléerait à la connaissance du latin, s’il n’était plus juste de dire qu’elle la suppose.

Ce qui est vrai du vocabulaire ne s’applique pas moins exactement à la syntaxe. Nombre de tournures nous sont venues directement du latin. Nos textes foisonnent de tours de phrase qui seraient autant d’énigmes indéchiffrables pour qui ne pourrait mettre en regard le tour latin correspondant. Quand Malherbe écrit : « Sept ou huit princes… avec tant d’autres seigneurs couverts et découverts, avoir fait une partie et l’avoir si mal jouée, cela nous apprend bien qu’il y a d’autres mains que celles des hommes[2] ; » ou quand Bossuet écrit : « C’est une passion violente à laquelle, quand nous nous sommes laissé dominer longtemps, nous sommes bien aises de croire qu’elle est invincible[3], » ce sont des exemples de latinismes dont on pourrait indéfiniment prolonger la liste. Mais la période française elle-même, telle qu’elle se

  1. P. 273.
  2. Malherbe, IV, 54.
  3. Bossuet, Efficacité de la pénitence, 1re partie. — Cf., pour les exemples, l’excellente Grammaire historique de la langue française, par M. Ferdinand Brunot.