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apprendre la grammaire, expliquer les auteurs et traduire les textes les plus remarquables, restent tout de même de si pauvres hellénistes, cela vient en partie de ce qu’ils n’écrivent pas en grec. Ce qui s’est passé en ces derniers temps pour le latin est d’une force de démonstration encore plus éloquente. Car on parle de l’affaiblissement des études latines ; et on n’a pas tort, quoiqu’on exagère. Aussi bien serait-il juste de se demander d’où procède ce fâcheux affaiblissement. La cause n’en est pas dans l’extension donnée à l’étude des autres matières du programme : sciences, histoire, géographie, dont on ne voit pas que les élèves sortent mieux pourvus que par le passé. Le temps réservé aux études latines est amplement suffisant. Ce sont les méthodes qui sont défectueuses, celles qui introduites depuis tantôt quinze ans par des réformateurs bien intentionnés et soucieux de relever l’enseignement des langues classiques l’ont amené à l’état où nous le voyons. Sous prétexte de rendre cet enseignement plus scientifique, on l’a surtout rendu plus rebutant. La part faite aux exercices écrits a été diminuée au profit de l’explication des textes. Le vers latin a succombé sous les épigrammes dont on l’avait criblé. La composition en prose s’est trouvée être frappée du même coup. Supprimée pour les examens du baccalauréat, elle ne figure plus qu’aux examens supérieurs de la licence et de l’École normale ; et, s’il faut en croire les examinateurs, elle y fait assez mauvaise figure. C’est bien pourquoi on parle aujourd’hui de la supprimer. Nul doute que cette suppression ne contribue à accélérer le mouvement commencé. Ce dont il s’agit c’est bien d’un affaiblissement des études latines en France ; et quelques-uns s’en réjouiront qui rêvent de les voir disparaître. Mais en renonçant au latin, c’est à l’intelligence même de notre langue et au maintien de notre tradition littéraire que nous renoncerions, et c’est donc tout l’avenir de l’esprit français qui se trouverait compromis.

Car est-il besoin de redire que le français n’est dans son fond que le latin lui-même ? C’est le latin, non celui de Virgile et de Cicéron, mais celui du peuple, des soldats et des marchands, qui transplanté sous notre ciel a continué d’y vivre, et qui, aujourd’hui encore, ne fait que développer la force de son principe intérieur. En sorte qu’on a beau faire, on peut déclarer que l’usage populaire est la seule autorité en matière de langage et que les crocheteurs du Port-au-Foin doivent être nos maîtres à parler ; l’homme du peuple en France parle latin comme M. Jourdain faisait de la prose, sans le savoir et par impossibilité de faire autrement. — Mais en outre, sur ce latin populaire qui est devenu lu français, une influence n’a cessé de s’exercer, celle du latin littéraire. La tradition chez nous n’en a été jamais interrompue. Avant la Renaissance le latin est la langue unique de l’Église et de la scolastique. A partir de la Renaissance les écrivains français sont des érudits, et ceux mêmes qui font effort pour réagir contre le travail de formation savante qui s’accomplit dans la langue contribuent pour leur