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pénible d’insister davantage et nous ne voulons même pas nous étonner que notre Gouvernement nous propose l’Italie comme modèle d’organisation économique. Nous préférons continuer à envisager la question à un point de vue plus général.

Sous le régime actuel, la spéculation, puisque c’est elle que l’on vise, la spéculation se trouve en présence d’un fait bien net : on veut augmenter les droits sur les blés, par exemple. Les intentions des pouvoirs publics sont connues de tous et chacun est à même d’en tirer telle conclusion ou tel parti qu’il juge convenables. Du reste, les mesures que l’on propose ne sont que la résultante d’une situation de fait déjà ancienne et qui a eu le temps de se répercuter de l’électeur à l’élu et d’amener le concert des élus au point qu’ils constituent une majorité. Tout se passe donc au grand jour et il faut un concours de besoins et de bonnes volontés pour arriver au résultat cherché. Au contraire, s’il appartient au Gouvernement de prendre des mesures provisoires, on se trouve en présence, non plus d’une assemblée, mais d’un seul homme chargé d’interpréter et d’exécuter la volonté du pays, de veiller à la satisfaction de ses besoins. Ce ministre, obligé du reste d’en référer à ses collègues, aura bientôt une position intolérable. Ses paroles, ses gestes, ses attitudes seront saisis au vol et dénaturés ; il deviendra l’axe et le point de mire des plus viles combinaisons ; et s’il est sûr de lui, le sera-t-il de son entourage immédiat, des rouages qu’il devra mettre en mouvement, rien que pour préparer le décret ? Une indiscrétion est-elle commise ; d’où qu’elle vienne, voilà un politique intègre, un homme d’Etat nécessaire à la bonne gestion des affaires du pays, déshonoré à tout jamais, exilé de la vie publique pour une faute dont il sera innocent.

Mais, allons plus loin. Supposons toute indiscrétion impossible ; admettons que le Cadenas fonctionne à point et produise théoriquement tout son effet. Même dans cette hypothèse, nous nous faisons fort de démontrer qu’en pratique les résultats de son application ne feront que porter préjudice au commerce, sans gêner autrement la spéculation.

Seulement celle-ci changera de forme : de démocratique, elle deviendra pour ainsi dire oligarchique. Actuellement, ses opérations sont accessibles à tous ceux qui croient pouvoir les tenter. Dorénavant, elles deviendront le monopole des plus hardis et des plus riches, de ceux qui savent acheter les renseignemens ou les arracher, de ceux qui peuvent perdre beaucoup parce qu’ils possèdent trop. Mais ceux-là, agissant presque à coup sûr, porteront leur effort sur des stocks énormes dont le chiffre représentera à lui seul l’ensemble des mises en entrepôt plus modestes