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inquiété, excité aussi et aiguillonné les religions anciennes et n’a pas laissé de leur donner une nouvelle vie et une nouvelle ardeur. Elle a été un ferment intellectuel et moral très puissant.

Elle est toute naturelle, et, quelle tende à ramener à ses origines et à son état primitif une religion existante, ou à rajeunir au contraire et ajuster aux temps nouveaux une religion existante, ou à établir franchement une religion nouvelle, on la trouve à tout instant dans l’histoire des religions ; mais vers 1810 elle a le caractère d’un atavisme. Saint-Simon a une foule de points communs avec les philosophes du XVIIIe siècle : optimisme, croyance au progrès, croyance à la philosophie de l’histoire, croyance à la perfectibilité indéfinie, etc. ; mais l’idée d’une religion nouvelle et surtout d’un pouvoir spirituel organisé, aucun des penseurs du XVIIIe siècle ne l’a eue. Quelques-uns seulement des hommes de la Révolution l’ont eue, et, sans qu’il faille dire uniquement, principalement comme moyen de polémique, arme de guerre et instrument de domination personnelle. Saint-Simon l’a eue en penseur, en croyant, et en fervent. Il l’a conçue, couvée, et caressée toute sa vie. Il y a ramené toutes ses préoccupations et toutes ses pensées. Il en est bien l’inventeur, le père. Les premières lignes qu’il ait écrites et les dernières qui soient parties de sa main ont été pour elle.

Si donc cette grande pensée a occupé de très hauts esprits et aussi de très nombreux esprits pendant une grande partie de ce siècle ; si elle a été reprise et remaniée de cent façons diverses qui sont toutes intéressantes ; si elle a eu des commencemens d’exécution et même des réalisations partielles dont quelques-unes durent encore, non sans honneur, non sans utilité ; si elle est ressaisie encore de nos jours avec une sorte d’obstination, et lancée à nouveau avec une sorte d’entêtement de gageure, qui prouve au moins qu’elle est faite pour tenter toujours quelques esprits et surtout quelques âmes ; si, quoique échouant toujours en se heurtant contre l’individualisme moderne et la passion qu’ont les hommes de nos temps de penser chacun par lui-même, elle subsiste cependant, vivace, toujours renaissante, infatigable, et espérant contre toute espérance ; celui qui l’a eue le premier après qu’elle était absolument disparue depuis bien longtemps, est certes, à tout le moins, en même temps qu’un cœur très vaillant, une intelligence très originale, un homme d’une personnalité vigoureuse, et qui avait beaucoup d’avenir dans l’esprit.


EMILE FAGUET.