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droit à l’oisiveté, doit, s’il est logique, ne pas admettre la propriété individuelle, la considérer comme un abus, vouloir détruire cet abus, ou l’entourer de telles précautions, le gêner par tant de limitations et de vexations, qu’elles équivaudraient à le détruire, et qu’il vaudrait mieux le supprimer. En effet la propriété est précisément le moyen qu’ont trouvé pour exercer le droit à l’oisiveté ceux qui en avaient le goût, et pour assurer et étendre leur liberté individuelle ceux qui en avaient la passion. La propriété est autre chose aussi, sans doute ; elle est un moyen de puissance, elle est un moyen de sécurité ; elle a toujours été recherchée par ceux qui voulaient dominer, ou par ceux qui ne voulaient pas courir les risques de la bataille de la vie, ou qui voulaient les courir moins, etc. ; mais elle est avant tout ce que je disais d’abord, un moyen trouvé pour consolider l’effort une fois fait, pour vivre un jour du travail fait antérieurement, pour se soustraire dès lors au service des autres et se retirer de l’association, ou « vivre au milieu d’elle les bras croisés », bref pour exercer, si l’on en a envie, le droit à l’oisiveté. La passion de la propriété est d’une part le goût de l’indépendance, et le proverbe a raison qui dit que le travail c’est la liberté, à la condition qu’on ajoute : « le travail transformé en propriété » ; et elle est d’autre part le désir de conquérir le repos, et les hommes, en travaillant pour la propriété, font simplement ce que Pascal disait qu’ils font toujours : « ils tendent au repos par l’agitation. »

Si donc l’oisiveté n’est jamais un droit, et si l’indépendance, se soustraire soi-même à l’association, n’est pas permise, la propriété n’est pas un droit non plus. Saint-Simon devait donc aboutir à nier ce droit. Il ne l’a jamais fait. Et si l’on tient à ce qu’il soit socialiste, on peut dire que la négation du droit de propriété était tellement contenue dans ses prémisses qu’il était inutile de la formellement exprimer ; et si l’on tient à ce qu’il ne le soit pas, on peut dire qu’il est si extrêmement éloigné de l’être que, quand ses principes le mènent de ce côté-là, il ne leur permet pas de l’y conduire et les arrête à moitié chemin.

Mais s’il n’a pas attaqué la propriété en elle-même, il a dit très nettement, lui qui d’ordinaire n’est pas net, que tout l’usage de la propriété peut être, doit être réglé par la loi, contrôlé par la loi, limité par la loi. La page est curieuse, très significative, indique bien à quel point Saint-Simon voulait qu’on s’arrêtât en cette matière, montre et son souci de conserver la propriété individuelle et sa crainte que la propriété individuelle ne devienne une sécession du particulier au sein même de l’association, et, je la cite tout entière, comme a fait M. Georges Weill,