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certaines phrases et même sur certaines pages de Saint-Simon. M. Georges Weill a raison d’appeler Saint-Simon non pas « notre premier socialiste » par exemple, mais « un précurseur du socialisme ». Saint-Simon est socialiste par ses négations et par quelques-unes de ses tendances ; il l’est par ce qu’il lui arrive de nier, et par quelques-uns, quelques-uns seulement de ses désirs, encore et toujours un peu confus.

Je dis que Saint-Simon est socialiste par ses négations, parce qu’il n’est pas libéral. Il ne l’est ni en fait ni en théorie ; il ne l’est ni comme observateur qui regarde le monde marcher et voit où il va, ni comme théoricien qui se demande comment le monde devrait aller. En fait le monde ne va pas et ne peut aller du côté de la liberté. La cause en est la division et la subdivision de plus en plus minutieuse du travail. « La division qui s’est introduite dans les travaux a lié complètement les hommes ensemble. » Ils dépendent les uns des autres, et eux tous d’une organisation qu’ils s’imposent ou qui s’impose à eux. Pour le moindre objet à fabriquer il faut qu’ils soient plusieurs et engrenés exactement, rigoureusement, les uns aux autres. Ils sont les rouages. Avant même le grand développement du machinisme moderne, déjà les hommes eux-mêmes, en tant que producteurs, n’étaient pas autre chose qu’une machine dont chaque individu était une pièce. La liberté dans tout cela n’a que faire, parce que l’individualisme disparaît. La liberté consiste à pouvoir se suffire à soi-même. Est libre le colon qui vit sur la terre qu’il a défrichée et dont, avec sa famille, il tire la subsistance de sa famille et la sienne. N’est déjà plus libre l’homme qui n’a qu’un métier, et dont tout le monde a besoin pour ce qui est de ce métier, mais qui a besoin de tous les autres pour tout ce qui n’est pas ce métier-là. Est moins libre encore, et ne l’est plus du tout, celui qui n’a même pas un métier, mais une fraction de métier, et ne sait pas et ne peut pas produire un clou, si ce n’est avec le concours d’autres artisans, et en entrant dans la clouterie, et en y restant. De cette clouterie il sera le serf, l’esclave, précisément parce qu’il n’en est qu’un rouage. Mettez un rouage dans la rue et dites-lui qu’il est libre, et qu’il se tire d’affaire. De par la division du travail, qui est nécessaire, qui est la condition même de la civilisation, l’homme n’est pas libre et le sera de moins en moins. La liberté, dans ces conditions, si ce n’était pas une chimère de la poursuivre, si on pouvait, même partiellement, la réaliser, « serait contraire au développement de la civilisation et à l’organisation d’un système bien ordonné qui exige que les parties soient fortement liées à l’ensemble et dans leur dépendance. » Le monde ne va donc pas vers la liberté ; il ne marchera