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connaissances, il peut aussi les augmenter facilement ; de sorte que les hommes sont aujourd’hui en quelque sorte dans le même état où se trouveraient ces anciens philosophes s’ils pouvaient avoir vieilli jusqu’à présent en ajoutant aux connaissances qu’ils avaient celles que leurs études auraient pu leur acquérir à la faveur de tant de siècles. De là vient que par une prérogative particulière, non seulement chacun des hommes s’avance de jour en jour dans les sciences ; mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrès à mesure que l’univers vieillit, parce que la même chose arrive dans la succession des hommes que dans les âges différens d’un particulier. De sorte que toute la suite des hommes pendant le cours de tant de siècles doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. » Voilà qui est parfaitement juste : dans l’ordre scientifique, l’homme progresse. Pour celui-là donc qui prétend tirer la morale de la science, il est tout naturel que la morale soit évolutive, que la morale soit même progressive, et qu’elle suive comme pas à pas l’ascension de l’humanité dans le savoir. Mais si le progrès n’existe que dans l’ordre scientifique, si l’humanité ne s’accroît qu’en connaissances, si elle est seulement plus savante qu’autrefois, si l’homme, guindé sur l’amas de livres qu’il accumule depuis des siècles, est comme le voyageur qui gravit une montagne, et voit plus loin, ce qui est quelque chose, mais reste le même homme ; si l’humanité, et encore faudrait-il dire l’élite seulement de l’humanité, est plus instruite que jadis, mais du reste n’est ni plus artiste, ni plus poète, ni meilleure ; il n’y a pas lieu de faire à la morale le sort de la science et de les montrer marchant du même pas, se réglant l’une sur l’autre et par les mêmes voies. — Seulement il était juste de faire remarquer que, si Saint-Simon a eu l’idée de la morale évolutive, c’est parce qu’il avait l’idée de la morale scientifique, et que de ces deux idées celle-ci rentre dans celle-là ; car ce nous est toujours un honneur, et cela montre que nous avons l’esprit bien fait, qu’une de nos erreurs rentre dans une erreur plus générale.

Voilà les doctrines que le clergé saint-simonien devra répandre, ou plutôt, car ces doctrines sont toujours restées chez Saint-Simon à l’état vague, voilà l’esprit dont il devra s’inspirer.

Il devra, de plus, réorganiser socialement le pays et l’Europe. Mais ici, une question se pose. Saint-Simon a-t-il bien été socialiste ? On peut discuter. Il n’y a pas de système socialiste dans Saint-Simon ; et d’autre part les écoles socialistes, toutes les écoles socialistes peut-être, sont autorisées à s’appuyer sur