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que, dans son système définitif, Saint-Simon n’oubliait pas cela, et que ces chambres, chargées de transformer en lois les idées du pouvoir spirituel, contrôlées par le pouvoir temporel, c’était par un suffrage constitué de la manière que nous venons de voir qu’il voulait qu’elles fussent élues. — Démocratie, non pas complète, mais assez large, démocratie limitée et de caractère surtout rural, à la base, et ayant pour office de constituer les assemblées légiférantes ; aristocratie intellectuelle au sommet, non élue — et le mot d’académies qu’il emploie enfin est significatif à cet égard, — chargée d’avoir des idées et seule chargée d’en avoir, formant chambres d’initiative, élaborant le progrès, source de la loi sans être légiférante, et d’autre part guide intellectuel et moral de toute la nation : voilà probablement la pensée complète de Saint-Simon. Le roi se promène au milieu de tout cela. — L’idée originale en même temps que l’idée fixe de tous ces systèmes plus ou moins différens, plus ou moins analogues, de toutes ces rêveries plus ou moins chimériques, plus ou moins pratiques, c’est : il faut dans les temps modernes un clergé de savans.


IV

Et ce clergé, où devra-t-il tendre, et qu’est-ce qu’il fera ? Quel sera son esprit, quelle sera son œuvre ? Il devra avoir, naturellement, l’esprit et les théories de Saint-Simon, lesquelles ne sont pas la précision même. Cependant on peut s’y reconnaître à peu près. Saint-Simon voudrait tirer une morale de la science, comme beaucoup de philosophes du XVIIIe siècle et de la première moitié du XIXe siècle. Il croit même, en fait, que jamais les hommes n’ont tiré la morale d’ailleurs que de la science. La morale a toujours été enseignée aux hommes par la religion, et la religion n’a jamais été que la synthèse de la science d’un temps. Seulement. les religions ont toujours voulu rester immobiles, et, par suite, elles ont enseigné en tel temps la morale qui était la dernière expression de la science d’un temps très antérieur, et c’est pour cela qu’il faut que les religions se succèdent les unes aux autres, ou qu’il faut que la religion soit évolutive, ce qui est la même chose. Faisons donc et ce qu’il est rationnel de faire et ce qu’on a toujours fait : tirons une morale de la science actuelle.

Disons par exemple :…Et c’est juste ici que Saint-Simon s’est arrêté, parce que, — ce qu’on a mis quelque temps à reconnaître, mais ce qui est vrai, — il n’y a pas moyen de tirer une morale de la science. La science est l’étude de la nature, et la nature est immorale. On ne peut sortir de cette antinomie qu’en en atténuant les termes jusqu’à les fausser absolument, qu’en s’ingéniant à