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que ce sont justement ces œuvres-là qui ont consacré la renommée désormais considérable de Nietzsche. Même aujourd’hui, après que le succès des derniers livres a attiré aussi un peu l’attention sur les premiers, ceux-ci, qui témoignent cependant d’une magnifique intelligence, d’une vigueur de conception rare, et d’une saine puissance d’exécution, entrent à peine en ligne de compte pour toute une école qui a voulu faire de Nietzsche son prophète. Nous ne nous en étonnerons pas. Nietzsche fut d’abord philologue, puis philosophe, puis poète ; et dans ses derniers écrits il n’agit pas par sa pensée, car, si dure qu’elle soit, elle reste flottante et incertaine, mais il frappe l’imagination par la force extraordinaire de sa poésie, la couleur désordonnée, mais intense de ses imagos, l’ivresse de ses sensations. Il n’est pas un philosophe qui convainc, quoi qu’on ait pu dire ; il est un artiste qui par la force de son art, heurté, violent, incohérent même, mais indéniable, subjugue quiconque ne peut plus être pris que justement par toutes ces « monstruosités » dans la poésie et dans l’âme même de la poésie, qui sont l’apanage de Nietzsche ; — et l’on sait que le nombre des lecteurs de cette catégorie ne tend que trop à s’augmenter tous les jours.

Dans le livre très intéressant que Mme Lou Andréas-Salomé vient de consacrer à Nietzsche, avec qui elle entretint longtemps commerce d’amitié, on peut lire le récit d’une excursion qu’ils firent tous deux ensemble à Triebschen, après la rupture avec Wagner : « Nous arrivâmes, dit Mme Andréas-Salomé, à cet endroit où il avait vécu avec Wagner des heures inoubliables. Longtemps il resta assis en silence au bord du lac, perdu dans de lourds souvenirs ; puis, tout en traçant des signes avec sa canne sur le sable humide, il parla d’une voix douce de ces temps passés, et, quand il releva la tête, il pleurait… » — Wagner n’avait pas pardonné à Nietzsche sa défection : s’il avait pu se douter que malgré tout Nietzsche pourrait encore pleurer à son souvenir ; s’il avait surtout pu deviner que cette défection de son meilleur disciple coïncidait si tristement avec la première lutte terrible soutenue contre la folie par celui-ci, qui ne croyait encore lutter que contre la souffrance, sans doute alors Wagner, toute colère tombée, eût aussi simplement pleuré, et n’eût plus voulu se souvenir que de cette longue période d’entente parfaite dans le passé, et des œuvres de ce passé.

De 1872 à 1876 Nietzsche a publié les ouvrages dont voici les titres : La Tragédie engendrée par l’esprit de la musique ; David Strauss, le croyant et l’écrivain ; De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire dans la vie ; Schopenhauer comme éducateur ; et enfin