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peu répandus pour qu’on donne à la question toute l’ampleur du développement et toute l’attention qu’elle mérite.

Après 1872, on peut dire que le génie de Wagner cessa d’être sérieusement contesté. Quant à ses drames, leur vitalité était assez forte pour qu’ils pussent désormais, au point où en étaient venues les choses, se faire à eux-mêmes une propagande plus efficace que n’aurait pu l’être celle des apologistes les plus fervens. Mais justement parce que tout le monde s’inclinait désormais devant le génie de Wagner, et reconnaissait la beauté incomparable de ses œuvres, on n’en fut que plus étonné lorsqu’on apprit que le maître ne considérait pas la représentation de ses drames à Bayreuth comme une consécration définitive de leur valeur. Bien loin d’y voir un terme et le triomphe de ses efforts, il n’y voyait qu’un point de départ, vers un but qui n’était autre que celui de transformer d’une manière absolue l’art moderne, et d’agir par l’art nouveau d’une façon profonde sur la vie intime des êtres humains, et par suite sur la vie sociale. En 1876, après les premières représentations de l’Anneau du Nibelung, Wagner, s’adressant aux spectateurs, leur dit : « Vous venez de voir ce que nous pouvons, c’est à vous maintenant de vouloir. » On fut longtemps à se demander ce que ces paroles pouvaient bien signifier. Pour les développer et les commenter, Wagner fonda bientôt la Revue de Bayreuth ; et dans une série d’articles, qui forment aujourd’hui le tome X de ses écrits, il traita longuement de la vie sociale, de la dégénérescence des races, de la religion, en insistant partout sur le rôle de l’art, appelé, selon lui, « à sauver le noyau de la religion » ; à montrer la futilité de toute politique ; à ramener vers la sainte et forte nature la pauvre humanité égarée.

Il n’y avait là rien autre chose en somme que ce que Wagner enseignait depuis 1800 ; mais jusqu’alors, dans la lutte acharnée qui s’était livrée autour de sa personne et de ses œuvres, on n’avait pas remarqué ces doctrines plus générales. Et si le temps n’était pas, s’il n’est pas encore venu de les voir triompher, au moins les circonstances commençaient-elles à être dès lors favorables à la formation de tout un groupe de fervens, désireux de mener la lutte pour elles. Quelques-uns se donnèrent avant tout comme tâche de faire connaître la vie et les écrits de Wagner, les étudièrent et les commentèrent minutieusement ; et cette œuvre d’exégèse, rendue difficile par le nombre considérable d’erreurs sur les faits eux-mêmes, ou de fausses interprétations des actes et des paroles de Wagner, est évidemment loin encore d’être terminée. D’autres s’attachèrent à faire comprendre au grand public les détails les plus minimes des œuvres d’art du maître ; et certes c’était là une tâche délicate,