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vie s’est retirée, où l’on ne voit pas comme ailleurs s’agiter les hommes ni l’on n’entend les passions humaines faire leur bruit, la vie semble s’être retirée toute dans les choses. Elles existent seules, et la pensée que rien ne vient distraire, s’absorbe en elles, sans recours contre l’oppression du milieu. Ce sont dans Bruges des maisons gothiques, des quartiers d’hospices et de couvens, des quais où dorment des eaux inutiles, des paysages souffrans, des banlieues attristées, une atmosphère où traînent des brouillards comme des écharpes, une atmosphère de silence où se prolonge et s’élargit la voix des cloches, appel de prière et l’appel de mort. L’âme se sent libre dans un air léger ; mais elle est comme prisonnière dans une nature fermée, sous un ciel bas. Et qui ne sait que la mélancolie a des liens plus subtils et plus forts que tous les autres ? Peu à peu la ville s’imposait à son poète. Il a eu beau s’en éloigner, les impressions qu’elle lui avait laissées étaient en lui trop avant : elles ont continué d’obséder son imagination devenue insensible à tout ce qui n’était pas elles. Docilement il s’est appliqué à les traduire. Il s’y est essayé plus d’une fois. Par la prose et par les vers, — dans l’Art en exil et Bruges la Morte qui sont de vagues romans, dans Musée de béguines qui ressemble à une série de nouvelles, dans le Règne du silence qui est une sorte de poème, — c’est la même œuvre qu’il recommence avec conscience, avec patience, avec persévérance. Sans doute on pourrait lui dire qu’il risque de nous lasser en ne se lassant pas que ses émotions sont d’ordre trop spécial pour intéresser beaucoup de gens, et que, s’il lui plaît d’habiter parmi les choses défuntes, nous sommes des vivans et qui aimons la vie. Je crains que le conseil ne lui fût inutile et que la remarque ne le troublât point. Cette fois encore ce Voile a été tissé avec le même rêve, identique et obstiné.

La pièce de M. Rodenbach est-elle tout à fait une pièce de théâtre ? C’est plutôt un petit poème dialogué, une œuvre d’art valant par des qualités qui sont proprement des qualités d’art : choix de la former juste adaptation des moyens à la fin, intensité du rendu, et délicatesse du coloris qui s’harmonise avec le sentiment général de l’œuvre. Ce que voulait M. Rodenbach, c’était évoquer devant nous sa ville, nous en faire respirer l’air et goûter la saveur de cet air, et c’était surtout exprimer l’âme de la cité. Il y est arrivé par des procédés très subtils, et ce sont eux qu’il nous semble intéressant d’étudier. Les images qui sont la trame même de tout style poétique lui ont été d’abord d’une précieuse ressource. Ses personnages empruntent toutes leurs comparaisons aux spectacles qui se déroulent ordinairement sous leurs yeux, aux aspects de nature et aux objets qui leur sont familiers. De la sorte, et peu à peu, c’est tout le décor de Bruges qui se dessine, qui se précise et devient présent à notre imagination. La maison où il nous introduit est deux fois silencieuse : c’est la maison d’une malade, et celle qui l’a