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du Chingu. Je me suis laissé dire qu’on chercherait vainement dans tout le Brésil un homme jouissant de toutes ses facultés qui ne considère pas la politique comme un métier lucratif et qui, le cas échéant, refusât d’être ministre.

La capitale de la province de Mato-Grosso est Cuyaba, petite ville de 16 000 âmes, séparée du Brésil colonial et policé par de si vastes déserts que les lettres de Rio-Janeiro mettent plus de trente jours pour y arriver, et qu’on l’a surnommée une brûlante Sibérie brésilienne. Ses habitans ne laissent pas de s’amuser ; ils ont la passion des petites fêtes impromptues, des gâteaux croquans, des petits-fours, des lunchs, des thés dansans, du théâtre et des cartes, et Cuyaba est, paraît-il, l’endroit du monde où l’on polke et où l’on joue le plus. Avec cela, fort dévots, saint Antoine qui, dit-on, touche à Rio un traitement de lieutenant-colonel, est leur patron favori et ils lui rendent un culte particulier. Il n’est pas de mur, pas d’armoire où l’on n’accroche son image. C’est lui qui est chargé de retrouver les objets perdus et de marier les filles qui montent en graine. Manque-t-il de complaisance, on lui administre une correction, et en cas de récidive on le plonge dans un puits et on le menace de le faire cuire à petit feu ou de le mettre en cannelle.

Dans cette ville, où l’on a une façon si singulière d’honorer les saints, la politique est l’universelle occupation. Les Cuyabains, comme les Indiens, sont un peuple chasseur, mais ce qui les intéresse, c’est la chasse aux emplois rémunérateurs. Dans le temps où M. von den Steinen les visita, le Brésil était encore un empire, et la population se divisait en deux partis, les conservateurs et les libéraux, qui se voulaient mal de mort, sans qu’il fût possible de savoir en quoi leurs opinions différaient. Mais tout le monde savait que le jour où un ministère libéral remplacerait le cabinet conservateur ou vice versa, du président de la province jusqu’au plus humble huissier tout le personnel administratif serait renouvelé, qu’en un clin d’œil les gens en place seraient mis à pied, que ceux qui criaient misère auraient les mains garnies, que tel commerçant en faillite deviendrait inspecteur des caisses publiques, que tel magistrat en serait réduit à ouvrir une salle de billard ou à donner des leçons de piano.

Au sort tranquille d’un Bakaïri, qui ne sait compter que jusqu’à trois et se contente d’un bonheur très élémentaire, qu’il se charge de se procurer à lui-même, comparez les lièvres d’un politicien de Cuyaba passant ses jours et ses nuits à calculer ses chances, à attendre avec une dévorante impatience la révolution qui le rétablira dans tous ses droits et ses honneurs de fonctionnaire budgétivore. Pesez le pour et le contre, et, sans dire avec Rousseau que la civilisation a perdu le genre humain, accordez-lui que la sauvagerie a du bon.


G. VALBERT.