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rendant de grands services à la communauté, sa situation est en somme plus relevée que celle dont se contentent ses sœurs jaunes ou noires dans telle société où depuis longtemps les haches ne sont plus de pierre. J’ai déjà dit que les Bakaïris ne sont point insensibles à la beauté, mais c’est l’utilité qui fait pour eux le vrai prix des choses, et s’ils savent gré à leurs femmes d’avoir de petits pieds, de petites mains et de beaux yeux, ils leur savent encore plus de gré d’avoir des yeux de ménagères, des mains industrieuses et des pieds qui savent marcher.

Mais ce qu’il faut remarquer surtout, c’est que ces peuples très primitifs, qui depuis des siècles avaient renoncé à la vie nomade, ont conservé leur caractère originel, et que c’est la chasse qui leur fournit et leurs plaisirs et le peu d’idées qu’ils peuvent loger dans leur étroite cervelle. Ce qu’il y a de plus intéressant pour eux dans le monde, ce n’est pas la plante qui les nourrit, c’est l’animal qui vient les chercher ou qui les fuit. L’animal est à leurs yeux un frère ennemi, avec lequel ils vivent dans un état de constante rivalité. S’il n’est pas de tout point leur égal, il est assurément leur semblable. Ils ne doutent pas que, comme eux, les bêtes ne soient des personnes ; comme eux, elles forment des familles et des tribus, elles ont des demeures, des ruses, des industries, et se sont fait une langue pour communiquer ensemble. A la vérité, la bête n’a pas eu l’esprit de se fabriquer des arcs, des flèches et des pilons pour broyer le maïs ; mais l’Indien ne peut oublier tout ce qu’il lui doit. Si les bêtes n’avaient pas des dents, des os, des griffes, qui sont d’admirables outils, l’homme, qui les lui a empruntés, ne serait jamais parvenu à se faire des armes, des maisons et des meubles. L’Indien est reconnaissant, et il pense que c’est des animaux que proviennent toutes les choses utiles, belles ou agréables qu’on rencontre sur la terre. C’est le lézard qui a inventé le sommeil et les hamacs, et s’il n’en a plus, c’est que l’homme lui a fait le chagrin de les lui prendre. C’est le renard qui a créé le feu ; quiconque a vu ses yeux luire comme braise dans la nuit n’en peut douter. Le soleil appartient au maître des airs, au vautour royal, que tous les autres vautours respectent, et les eaux sont dans la possession du grand serpent des rivières.

Qu’il mange ou qu’il boive, qu’il construise un canot ou répare son toit, quelle que soit l’affaire qui l’occupe, l’Indien est attentif à tous les bruits qui sortent de la forêt, et il se dit sans cesse : « Que se passe-t-il là-bas ? Que font-ils ? » Ce sont là les seuls événemens qu’il prenne à cœur et qui parlent à son imagination. Ses fêtes consistent à se déguiser en animal, et cet homme nu se costume et se masque pour avoir le plaisir de ressembler à un fauve ou à un poisson. C’est l’animal qui fournit à ses artistes toutes leurs inspirations, et il n’est content de ses femmes que si en pétrissant la terre elles lui font voir