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régions mystérieuses, qui méritaient d’être explorées. La crainte des rapides, des cataractes et la mauvaise réputation des Indiens avaient tenu trop longtemps les voyageurs à distance. L’héroïque et infatigable Crevaux avait formé le projet de reconnaître le cours du Chingu ; la mort le surprit au milieu de ses préparatifs de départ. La gloire de l’entreprise qu’il avait rêvée devait échoir à un médecin allemand, M. Karl von den Steinen, né, si je ne me trompe, dans les environs de Dusseldorf. Les deux volumes qu’il a publiés sur ses laborieuses campagnes doivent être comptés parmi les plus curieux et les plus instructifs récits de voyage qui aient paru dans ces derniers temps[1]

M. le docteur von den Steinen n’en était pas à ses débuts, il avait couru le monde ; il s’était promené au Japon, au Mexique, dans l’Amérique du Sud, dans la Nouvelle-Zélande, dans les Archipels polynésiens, où il s’était fait tatouer. Non seulement il avait appris depuis longtemps à voyager, il possède toutes les dispositions d’âme et d’esprit qui font les excellens explorateurs, l’universelle curiosité, l’habitude et l’amour des recherches précises, le goût de creuser les problèmes et cette prudence du jugement qui ne confond jamais les probabilités avec les certitudes. A toutes ces qualités, il en joint une autre, non moins précieuse, cette belle humeur que les déceptions ne découragent point, que les difficultés ne rebutent jamais.

Ce docteur allemand me parait être un de ces épicuriens qui s’adaptent sans effort à tous les milieux, et qui, condamnés à n’avoir pas ce qu’ils aiment, se résignent facilement à aimer ce qu’ils ont. Ce bon vivant ne laisse pas d’être dur à la souffrance, et il prend son parti des privations. Comme il est fort instruit, qu’il sait les langues, il avait appris en feuilletant, à Rio-Janeiro, le Cuisinier national brésilien, Cozinheiro Nacional, que, le bifteck venant à manquer, il y a dix recettes pour rendre le tapir moins insipide et moins coriace, et sept manières d’apprêter un rôti ou un ragoût de singe. Il est trop philosophe pour ne pas savoir que le bonheur a ses succédanés. Très friand de bananes, ce fruit exquis qu’il considère comme une des plus nobles conquêtes de la civilisation, il n’a pas eu souvent l’occasion d’en cueillir chez les Indiens : il s’est consolé en mangeant des fèves. Il pense aussi que l’homme qui n’a jamais connu les tournions de la soif ne saurait s’imaginer combien douce est la joie de s’asseoir au bord d’un ruisseau courant sur un lit de grès rougeâtre, et, après avoir bu de son eau claire comme le cristal, de fumer sa pipe en taquinant du pied de jolis poissons nommés lambarès, qui ont une façon fort gracieuse de nager, ou en regardant voltiger autour de soi des papillons aux ailes azurées, grands comme la main.

  1. Durch Central-Brasilien, 1886. — Unter den Nalurvölkern Central-Brasiliensr 1894.