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avec avantage sur le terrain de défense qu’elle avait délimité. Que l’on continue à protéger ce terrain, je le comprends ; mais vous ne le disputerez pas aux nouvelles armes offensives avec la ferraille burlesque de vos arquebuses à rouet. Proposez-nous de nouveaux textes, applicables à nos mœurs actuelles. A vrai dire, je crois bien qu’on n’en trouvera pas, et qu’il faudra revenir au droit commun, à la libre expression de toute opinion, fût-ce celle d’un pape, tant qu’elle ne tombe pas sous la répression des tribunaux ordinaires. Je crois bien qu’il faudra se contenter du jugement sans appel des lecteurs, lorsqu’ils diront en parcourant leur journal du matin : « Tiens ! ce pape a raison, son avis a du bon ! » ou : « Ce pape n’entend rien à nos affaires ; passons au premier Paris de M. X…, qui est dans le vrai. »

Je ne me dissimule pas que ce doute sur la valeur des articles organiques et sur la possibilité de les remanier soulève la grosse question de principe : devons-nous, pouvons-nous continuer la tradition gallicane, concordataire, ou faut-il nous préparer à la grande aventure, à la séparation de l’Eglise et de l’Etat[1] ?

Nous avons constaté plus haut les racines profondes et la persistance de l’esprit gallican. En dépit de toutes les modifications que le changement des temps amène dans les rapports des deux pouvoirs, cette disposition nationale offre une garantie de durée pour le régime auquel notre pays a été façonné de longue date ; on ne le mettrait pas en question, si l’Etat n’avait pas imprudemment énervé, depuis quinze ans, sa force propre vis-à-vis de l’Eglise. On lui fait habituellement le reproche contraire, on l’accuse d’avoir tendu cette force à l’excès ; un examen attentif montrerait qu’elle se dépense à faux.

Sauf exception pour la courte période des convulsions révolutionnaires, la politique religieuse de l’Etat français dans les temps modernes se présente avec un remarquable caractère de suite et de stabilité. Religion d’Etat sous l’ancien régime, religion de la majorité des Français depuis le Concordat, le catholicisme recevait les hommages et les encouragemens officiels ; tout au moins, on ne s’avisait pas de discuter sa vertu intrinsèque ; les

  1. On trouvera les deux thèses résumées avec une égale vigueur dans deux opuscules récens, l’Etat et l’Église, par notre collaborateur, M. Charles Benoist, l’Église et l’Esprit nouveau, par M. Robert Pinot. M. Charles Benoist est dans la pure tradition de nos légistes et de nos diplomates ; il rassemble habilement les raisons qui militent en faveur de la politique concordataire, dans l’intérêt de l’État comme dans l’intérêt de l’Église. M. Pinot s’efforce de démontrer l’incompatibilité croissante des deux pouvoirs et l’imminence d’un divorce où il ne voit que des avantages pour deux conjoints qui font aussi mauvais ménage.