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livret ou du commentaire, elle est insuffisante. Aussi faut-il de grands artistes pour manier l’allégorie, et toujours de grands poètes. C’est, dans le passé, Giotto, Botticelli, Mantegna, Raphaël, Michel-Ange, Rubens, c’est, de notre temps, Prudhon, Delacroix et, parmi nos contemporains, Baudry, Gustave Moreau, Puvis de Chavannes. L’allégorie de M. Rochegrosse est donc claire ; un jeune chevalier, tout cuirassé, la tête nue, les yeux dressés au ciel, marchant dans son rêve (il a des frères chez Memling), s’avance, par un beau jour de printemps, à travers une prairie en fleurs. Prairie verdoyante, luxuriante, éblouissante, sous l’ardeur vive et claire du jeune soleil, prairie animée et vivante, dont toutes les fleurs vierges, pivoines rosées, iris violets, coquelicots de pourpre, pavots bariolés, se dressent et s’agitent sur leurs tiges onduleuses, de souples et blancs corps de femmes, auxquels leurs pétales servent de coiffures, couronnant des têtes naïves ou malignes. Toutes ces femmes-fleurs (on en retrouve les mères, mais des mères plus mondaines, dans les Fleurs animées de Grandville), se pressent autour du jeune homme, l’attirant, le caressant, sans pouvoir le détourner de sa voie. C’est le sujet déjà traité, d’une façon différente, par M. Henri Martin, en 1892, dans l’Homme entre le Vice et la Vertu ; la composition de M. Rochegrosse se présente d’une manière plus simple et plus séduisante. On pourrait certainement désirer, dans la facture, plus de force et de solidité, mais la vivacité, la fraîcheur, la jeunesse de la lumière dont la scène est égayée et comme enivrée, la conviction ferme et douce du jeune chevalier, la grâce, sans grossièreté (chose rare aujourd’hui ! ) de quelques-unes des fleurs séductrices, les belles intentions de nuancemens délicats dans le modelé et le coloris qu’on y peut surprendre, sont d’assez notables qualités pour justifier l’effet produit par cette rêverie juvénile.

Le danger, dans cet ordre de recherches poétiques, danger auquel, plus d’une fois, ne s’est pas soustrait M. Rochegrosse, c’est de s’en tenir aux intentions, de prendre des rêveries pour des formes et des idées pour des faits. La plupart des jeunes gens qui se sont épris, comme lui, des souvenirs du moyen âge et de la renaissance, en restent, pour le moment, à des balbutiemens. Le Dante et Béatrix, de M. Maglin, le Troubadour, de M. Charrier, ne sont que des ombres et des reflets d’ombre d’après Botticelli et M. J.-P. Laurens. L’intention est distinguée, mais cela ne suffit pas. M. Bussières se débrouille peu à peu, prend des forces, s’éclaircit ; son Ophélie et sa Valkyrie sont en progrès visible. Si cet artiste intéressant pensait moins au théâtre et