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l’alliance était au profit exclusif de l’Allemagne, à laquelle elle garantissait sa conquête, l’Alsace-Lorraine et, si l’on veut, de l’Autriche, à laquelle elle garantissait ses acquisitions, la Bosnie et l’Herzégovine.

Pour qu’elle profitât à l’Italie, il fallait qu’elle se transformât, qu’elle se retournât contre son objet déclaré, la paix de l’Europe. L’Italie n’avait qu’un moyen de tirer un peu à elle la Triple-Alliance, c’était de la rendre offensive, de défensive qu’elle était. M. Crispi l’avait très bien compris lors de son premier ministère, et peut-être mettait-il plus qu’on ne croit de réflexion dans ses à-coups et d’esprit de suite dans ses écarts diplomatiques. Au point de vue italien qui, heureusement pour la paix, n’était pas celui de M. de Bismarck, il faisait le meilleur calcul possible, — sauf erreur au moment du règlement de comptes. Et, puisque jadis il offrait pour modèle à M. Mancini la République de Venise, une courte citation de Machiavel, où il s’agit des Vénitiens, ne sera pas déplacée ici. Les Florentins avaient fait contre Mastino della Scala une alliance avec Venise et déjà, en pensée, ils se partageaient les dépouilles du vaincu : « Néanmoins, écrit Machiavel, il n’en résulta pour eux d’autre avantage qu’un peu de satisfaction de cœur, d’avoir battu Mastino, parce que les Vénitiens, comme font tous ceux qui s’allient avec de moins puissans, après qu’ils eurent pris Trévise et Vicence, traitèrent, sans avoir égard aux Florentins[1]. » Voilà un trait de la République de Venise que M. Crispi, à la suite d’une guerre, même victorieuse, eût peut-être pu, en l’appliquant à d’autres, recommander aux méditations de ses collègues ou de ses successeurs.

Depuis lors, depuis sa première chute et sa seconde élévation, dans les diverses occasions où M. Crispi a pris publiquement la parole[2], il n’a cessé de dire que, lui aussi, il veut la paix et que non seulement il la veut, mais qu’il « en est l’apôtre ». Notre raisonnement n’en est que plus fort. Tous les hommes d’Etat, d’où qu’ils soient, et tous les peuples, quels qu’ils soient, veulent la paix : donc la Triple-Alliance ne sert absolument à rien.

Passe enfin ! pour ne pas aigrir un débat qui n’est déjà que trop aigre, concédons-le : l’Italie, en entrant dans la Triple-Alliance, n’avait en vue que la paix du monde. Le seul avantage qu’elle voulût retirer de son adhésion était le seul que Depretis voyait dans le traité : la certitude de la paix. Ainsi, au regard de l’Italie, depuis plus de douze ans qu’elle dure, la Triple-Alliance, pacifique, aurait rempli tout son objet. Mais quelle paix nous a-t-elle donnée et à quel

  1. Machiavel, Istorie florentine, II. XXXIII.
  2. Tout récemment encore, à la Chambre des députés, sur une proposition de désarmement présentée par M. Pandolfi.