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le riche et le pauvre, au lieu de se creuser davantage, est plutôt en train de devenir moins profond. Si l’égalité des conditions reste toujours une chimère, le savant qui analyse les faits économiques, avec les méthodes de la science, peut relever, dans nos sociétés, une tendance vers une moindre inégalité[1]. Au lieu de couler dans un lit plus étroit, à mesure que ses eaux grossissent, le fleuve de la richesse se répand, petit à petit, au loin, sur les plaines dont il baigne les bords.

On se plaît parfois à comparer les phénomènes économiques aux phénomènes géologiques et les oscillations des sociétés aux mouvemens de l’écorce terrestre. Le rapprochement n’est pas toujours vain : il en est, à plus d’un égard, du relief de nos sociétés contemporaines comme de la surface du globe. De même que les chaînes de montagnes dans le relief de la croûte terrestre, les grandes fortunes n’ont pas, dans la richesse nationale, l’importance que leur prête l’œil de l’ignorant ; et dans nos sociétés civilisées, tout comme à la surface du globe, le lent travail des siècles tend à niveler les inégalités, à raboter les aspérités. Le géologue qui annoncerait que la cime des montagnes s’élève sans cesse plus haut, et que le fond des vallées se creuse davantage, irait manifestement contre les lois du monde physique. J’en dirai autant des aveugles « sociologues » qui se vantent d’avoir découvert que les inégalités vont s’accroissant. Les vieux prophètes d’Israël étaient plus perspicaces quand ils voyaient de loin, en esprit, du haut du Carmel ou du Moriah, les collines s’abaisser et les vallées se combler.

Certes, si elle doit jamais être prise à la lettre, le temps où s’accomplira l’audacieuse prophétie est encore indistinct dans les brumes du lointain ; mais, déjà, nous sentons à l’œuvre, autour de nous, les agens qui travaillent, silencieusement, à réaliser la vision des voyans de Juda. Non seulement il se produit, dans nos sociétés, un lent travail de nivellement, mais il y a, chez elles, comme un exhaussement continu du sol qui, presque partout, relève peu à peu le niveau social. N’allons pas, pour cela, oublier que nous ne sommes point, ici, en face du jeu fatal des forces de la nature, que l’homme peut observer sans les pouvoir aider. C’est l’humanité qui, par ses efforts et par son intelligence, est elle-même l’agent du progrès des sociétés ; et ce progrès social, que nous désirons tous, dont nous devons tous être les libres ouvriers, prenons garde de le compromettre par nos impatiences ou par nos imprudences ; prenons garde, en portant le trouble dans la vie économique et dans la production industrielle, d’enrayer le

  1. Ainsi, en particulier, mon frère Paul Leroy-Beaulieu, dans son ouvrage : De la répartition des richesses.