Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 123.djvu/554

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

placemens à revenus fixes. Après tant de banqueroutes publiques et privées, l’argent semble aussi difficile à conserver qu’à amasser. La spéculation, qui détruit non moins de fortunes qu’elle en élève, est déjà presque seule à pouvoir édifier une fortune rapide ; et c’est à travers tous les casse-cou que quelques téméraires parviennent encore à escalader l’échelle abrupte de la richesse.

A l’encontre des socialistes et des antisémites », deux faits nous restent acquis : premièrement les grandes fortunes n’ont point, dans l’économie générale, l’importance que leur donne l’ignorance du public ; secondement, les grandes fortunes n’augmentent pas plus vite que la richesse nationale. La masse des capitaux de l’Europe et de l’Amérique n’est point captée par un groupe de familles, aryennes ou sémitiques, qui s’emparent peu à peu de toutes les sources de la richesse. Le sol de l’Occident n’est pas, de nouveau, découpé, comme un damier, en grands fiefs, au profit d’une oligarchie, d’origine étrangère ou nationale. Au rebours de la noblesse féodale, les capitalistes modernes ne constituent pas une caste, un ordre, pourvu de privilèges personnels ou héréditaires. A bien parler, ils ne forment même pas une classe. Leur nom est légion ; il s’en trouve dans toutes les classes, dans toutes les conditions. La cuisinière qui possède une ou deux obligations de la Ville, la concierge qui a souscrit une action du Printemps, sont, en fait, des capitalistes ; et si nous leur en refusons le titre, à quel chiffre de capital aura-t-on droit à ce nom de capitaliste ? Impossible de fixer une limite ; impossible de tracer une ligne de démarcation. Prétendons-nous réserver le nom de capitalistes aux hommes qui vivent uniquement du revenu de leurs capitaux, nous aboutissons à cette bizarrerie, que les capitalistes ne possèdent qu’une mince fraction du capital. Selon un mot déjà ancien, il y a quelqu’un d’incomparablement plus riche que tous les Rothschild : c’est M. Tout le Monde. Cela n’a pas cessé d’être vrai. Les capitaux sont tellement disséminés qu’ils sont déjà, en majeure partie, aux mains des familles qui vivent moins de leurs revenus que de leur travail.

Ainsi de notre France en particulier. La fortune mobilière, chez nous, n’est guère moins divisée que le sol. Nous estimons en France le nombre des propriétaires fonciers à huit millions d’individus, la plupart chefs de famille (plus de 14 millions de cotes foncières). Il n’y a guère moins de capitalistes. Prenons les rentes. On relevait, au grand-livre, fin décembre 1889, cinq millions d’inscriptions pour 856 millions de rente[1]. Et quoique

  1. Claudio Jannet, le Capital, etc., p. 32. Lors de la récente conversion de la rente 4 1/2 en 3 1/2, le nombre de titres à convertir montait à 1 762 000.