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une meilleure mesure du degré d’aisance ou d’opulence des familles[1] ?

En même temps que les revenus des fortunes acquises baissent avec le rendement du capital, il devient plus difficile, même aux riches, d’accroître leur fortune, par des emplois rémunérateurs de leurs capitaux. L’argent rapporte moins et, grands ou petits, les capitalistes ont plus de peine à récolter des écus. Amasser une fortune, une grosse fortune surtout, devient de plus en plus malaisé. Il s’en fait encore, il s’en fera toujours ; mais il s’en fait déjà moins. Le présent offre aux conquérans de la richesse, aux Alexandre ou aux Attila de la Bourse, de moins nombreuses et de moins lucratives occasions que le passé. Jusque sur les terres aventureuses de la spéculation, nous le verrons à son heure, il y a moins de hardies chevauchées à tenter, moins de grands coups à risquer, moins de pays neufs à soumettre et de butin à rapporter. Dans notre Europe notamment, l’âge héroïque des conquistadores de l’or, des Cortez ou des Pizarre de la finance semble toucher à sa fin, — à moins que quelque Colomb de la science ou de l’industrie ne découvre de nouvelles Amériques à conquérir.

Bien des causes ont, au XIXe siècle, favorisé l’éclosion des grandes fortunes. Il pourrait, à ce titre, demeurer unique dans l’histoire. Ce XIXe siècle finissant a été l’ère des grandes inventions ou des grandes applications mécaniques. De lui, plus que d’aucun autre, on peut dire qu’il a renouvelé la face de la planète. La vapeur et l’électricité ont accompli, sous nos yeux, une transformation du globe, telle que l’humanité n’en verra peut-être pas une seconde. Je doute, quant à moi, que le XXe siècle offre aux capitaux et à l’esprit d’entreprise une carrière aussi ample et aussi fructueuse. Il leur reste bien l’Afrique, l’Amérique du Sud, l’extrême Orient, mais si le champ est vaste, sera-t-il aussi sûr et aussi fécond ? Déjà, les emplois des capitaux deviennent, presque partout, moins faciles et moins rémunérateurs. Les profits des grandes entreprises tendent à se réduire avec le taux de l’intérêt. Industrie ou commerce, la concurrence, dans toutes les branches, se fait plus dure. On ne peut plus gagner d’argent, gémissent les hommes d’affaires, et leurs doléances ne sont pas toujours hypocrites. Les capitaux, déçus par de nombreux mécomptes et par les mésaventures exotiques, se font timides ; beaucoup s’évadent lentement de l’industrie ou du commerce pour se réfugier dans les rentes et les

  1. Au lieu d’augmenter, suivant une progression longtemps constante, le chiffre annuel des donations a, depuis 1880, fléchi de plus de 100 millions, soit d’environ 10 p. 100. Et comme les dots constituées aux époux sont constatées dans les contrats de mariage, l’intérêt des familles ne permet pas de supposer une dissimulation.