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Compagnies de chemins de fer, si odieuses aux politiciens de bas étage que les ruiner leur semble œuvre pie[1]. Réunissez, en un seul faisceau, toutes les grandes compagnies de transport, terrestres ou maritimes, toutes les sociétés de crédit de la France, et jusqu’aux mines et aux établissemens industriels de toute sorte, que trouvez-vous, derrière ces puissantes compagnies dont l’ombre envahissante vous offusque ? des milliers d’actionnaires et des millions d’obligataires. Pour une féodalité, voilà, il faut l’avouer, des seigneuries à bien des têtes. Et, toute proportion gardée, il en est de l’Angleterre, de la Belgique, de l’Allemagne comme de notre France, et de l’Amérique comme de l’Europe.

C’est que ces grandes compagnies, tant vilipendées, ont résolu le problème de concilier l’accumulation des capitaux avec le morcellement des capitaux. Enormes sont les fonds maniés par elles et les affaires traitées par elles ; mais ces fonds appartiennent à des multitudes de toute origine. Ces sociétés par actions, elles ont le mérite d’avoir réalisé, pratiquement, jusque dans les plus vastes entreprises, cette divisibilité à l’infini du capital mobilier que nous signalions tout à l’heure. Elles nous ont permis de concentrer les forces et les capitaux sans dépouiller les individus. Pour grandes qu’elles soient par leur masse, si puissantes qu’elles semblent, ce sont moins des oligarchies que des démocraties ; ou mieux, elles réalisent ce gouvernement mixte, si longtemps et si vainement rêvé par les philosophes. Par leur composition, si ce n’est toujours par leurs statuts, ce sont des démocraties électives. Si le vote, chez elles, a lieu d’habitude par action, et non par tête, elles ont, pour cela, de bonnes raisons : leur mode de représentation et de gouvernement, en proportion de la part d’intérêt de chacun dans la fortune commune, pourrait bien être supérieur à toutes nos constitutions politiques.

Ces grandes compagnies, sur lesquelles nous aurons plus d’une fois à revenir, ces sociétés par actions, veut-on leur trouver un équivalent dans le monde féodal, on ne peut les comparer qu’aux libres communes sorties de la féodalité pour renverser le régime

  1. Les 341 000 actions du Crédit Foncier se répartissaient, au 1er janvier 1894, entre 36 232 titulaires, possédant en moyenne 9 actions chacun, ce qui, au cours de la Bourse, représentait un capital de moins de 10 000 fr. (Compte rendu présenté à l’assemblée des actionnaires du 30 avril 1894). Les titres des Compagnies de chemins de fer n’étant pas tous nominatifs, nous ne saurions, pour elles, donner des chiffres aussi précis. Le nombre des certificats nominatifs suffit du reste à montrer que leurs actions sont également très disséminées. Quant aux obligations de toute sorte, nominatives ou au porteur, leur diffusion est incomparablement plus grande. Voyez ci-dessous, p. 546.